Lingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I | Page 3

Miguel de Cervantes Saavedra
mordre sur vous par derrière à propos de
cette assertion, n'en faites pas cas pour deux maravédis; car, le
mensonge fût-il avéré, on ne vous coupera pas la main qui l'aura écrit.
«Quant à citer en marge les livres et les auteurs où vous auriez pris les
sentences et les maximes que vous placerez dans votre histoire[6], vous
n'avez qu'à vous arranger de façon qu'il y vienne à propos quelque
dicton latin, de ceux que vous saurez par coeur, ou qui ne vous
coûteront pas grande peine à trouver. Par exemple, en parlant de liberté
et d'esclavage, vous pourriez mettre:
_Non bene pro toto libertas venditur aura,_
et citer en marge Horace, ou celui qui l'a dit[7]. S'il est question du
pouvoir de la mort, vous recourrez aussitôt au distique:
Pallida mors aequo pulsat pede pauperum tabernas _Regumque
turres._
S'il s'agit de l'affection et de l'amour que Dieu commande d'avoir pour
son ennemi, entrez aussitôt dans la divine Écriture, ce que vous pouvez

faire avec tant soit peu d'attention, et citez pour le moins les paroles de
Dieu même: «Ego autem dico vobis: Diligite inimicos vestros.» Si vous
traitez des mauvaises pensées, invoquez l'Évangile: «De corde exeunt
cogitationes malae;» si de l'instabilité des amis, voilà Caton[8] qui vous
prêtera son distique:
_Donec eris felix, multos numerabis amicos;_ _Tempora si fuerint
nubila, solus eris._
Avec ces bouts de latin, et quelques autres de même étoffe, on vous
tiendra du moins pour grammairien, ce qui, à l'heure qu'il est, n'est pas
d'un petit honneur ni d'un mince profit.
«Pour ce qui est de mettre des notes et commentaires à la fin du livre,
vous pouvez en toute sûreté le faire de cette façon: si vous avez à
nommer quelque géant dans votre livre, faites en sorte que ce soit le
géant Goliath, et vous avez, sans qu'il vous en coûte rien, une longue
annotation toute prête; car vous pourrez dire: «Le géant Golias, ou
Goliath, fut un Philistin que le berger David tua d'un grand coup de
fronde dans la vallée de Térébinthe, ainsi qu'il est conté dans le _livre
des Rois, _au chapitre où vous en trouverez l'histoire.» Après cela, pour
vous montrer homme érudit, versé dans les lettres humaines et la
cosmographie, arrangez-vous de manière que le fleuve du Tage soit
mentionné en quelque passage de votre livre, et vous voilà en
possession d'un autre magnifique commentaire. Vous n'avez qu'à mettre:
«Le fleuve du Tage fut ainsi appelé du nom d'un ancien roi des
Espagnes; il a sa source en tel endroit, et son embouchure dans l'Océan,
où il se jette, après avoir baigné les murs de la fameuse cité de
Lisbonne. Il passe pour rouler des sables d'or, etc.» Si vous avez à
parler de larrons, je vous fournirai l'histoire de Cacus, que je sais par
coeur; si de femmes perdues, voilà l'évêque de Mondoñedo[9] qui vous
prêtera Lamia, Layda et Flora, et la matière d'une note de grand crédit;
si de cruelles, Ovide vous fournira Médée; si d'enchanteresses, Homère
a Calypso, et Virgile, Circé; si de vaillants capitaines, Jules César se
prêtera lui-même dans ses _Commentaires, _et Plutarque vous donnera
mille Alexandres. Avez- vous à parler d'amours? pour peu que vous
sachiez quatre mots de la langue italienne, vous trouverez dans Leone

Hebreo[10] de quoi remplir la mesure toute comble; et s'il vous déplaît
d'aller à la quête en pays étrangers, vous avez chez vous Fonseca et son
_Amour de Dieu, _qui renferme tout ce que vous et le plus ingénieux
puissiez désirer en semblable matière. En un mot, vous n'avez qu'à faire
en sorte de citer les noms que je viens de dire, ou de mentionner ces
histoires dans la vôtre, et laissez-moi le soin d'ajouter des notes
marginales et finales: je m'engage, parbleu, à vous remplir les marges
du livre et quatre feuilles à la fin.
«Venons, maintenant, à la citation d'auteurs qu'ont les autres livres et
dont le vôtre est dépourvu. Le remède est vraiment très- facile, car vous
n'avez autre chose à faire que de chercher un ouvrage qui les ait tous
cités depuis l'_a _jusqu'au _z__[11]_, comme vous dites fort bien; et ce
même abécédaire, vous le mettrez tout fait dans votre livre. Vît-on
clairement le mensonge, à cause du peu d'utilité que ces auteurs
pouvaient vous offrir, que vous importe? il se trouvera peut-être encore
quelque homme assez simple pour croire que vous les avez tous mis à
contribution dans votre histoire ingénue et tout unie. Et, ne fût-il bon
qu'à cela, ce long catalogue doit tout d'abord donner au livre quelque
autorité. D'ailleurs, qui s'avisera, n'ayant à cela nul intérêt, de vérifier si
vous y avez ou non suivi ces auteurs? Mais il y a plus, et, si je ne me
trompe, votre livre n'a pas le moindre besoin d'aucune de ces choses
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