Linfluence dun livre | Page 7

Philipe Aubert de Gaspé
son lit où il ne tarda pas à s'endormir d'un profond sommeil. La
fatigue le fit reposer pendant quelques heures; mais, vers le matin, son
imagination frappée de la veille vint les lui rappeler avec des
circonstances horribles.
Il lui sembla que sa demeure était transformée en un immense tombeau
de marbre noir; que ce n'était plus sur un lit qu'il reposait, mais sur le
cadavre d'un vieillard octogénaire auquel il était lié par des cheveux
d'une blancheur éclatante. Des milliers de vermisseaux qui lui servaient
de drap mortuaire le tourmentaient sans cesse. Tout à coup, au pied de
sa couche glacée, se levait lentement l'ombre d'une jeune fille,
enveloppée d'un immense voile blanc, qui l'invitait à la rejoindre; et il
faisait d'inutiles efforts pour se soulever. La jeune fille levait son voile
et, sur son corps d'une beauté éblouissante, il voyait un visage dévoré
par un cancer hideux, qui lui présentait une bouche sanglante à baiser.
Puis l'ombre de Guillemette se présentait à son chevet, pâle et livide; de
son crâne fracassé s'écoulait une longue trace de sang et sa chemise
entrouverte laissait voir une profonde blessure à son col. Il se sentait
près de défaillir; mais l'apparition lui jetait quelques gouttes de sang sur
les tempes et ses forces s'augmentaient malgré lui. Il voulait se fuir
lui-même; mais une voix intérieure lui répétait sans cesse: Seul avec tes
souvenirs!

CHAPITRE QUATRIÈME
Le cadavre
Enfin, Dieu l'a voulu et l'heure est décidée.
BERTAUD.
Mais lorsqu'à ses côtés le sépulcre s'entrouvre. Et que la mort surgit,
c'est alors qu'il a peur.
GRATOT.
Ne buvez pas à la coupe du crime, au fond est l'amère détresse et
l'angoisse de la mort.
LAMENNAIS.
L'homme coupable peut dormir quelque temps en sécurité; mais
lorsque la coupe du crime est remplie, une dernière goutte y tombe et,
comme une voix descendue du ciel, vient faire retentir aux oreilles du
criminel ces terribles paroles: c'est assez! Puis alors adieu tous les rêves
de bonheur fondés sur cette base impure, le remords commence son
office de bourreau et chaque espérance est détruite par une réalité. Oh!
qu'il doit être horrible le remords qui présente au malheureux, comme
dernière perspective, le gibet! Le gibet avec toute sa solennité, sa
populace silencieuse, ses officiers en noir, son ministre de l'évangile, le
bourreau et sa dernière pensée--la mort! Telles étaient les idées qui
devaient troubler Lepage dans sa profonde sécurité. Il ne se doutait
guère, lorsqu'il fut réveillé en sursaut, sur les huit heures du matin, par
la voix qui lui criait que désormais il serait seul avec sa pensée,
qu'avant minuit cette sentence serait accomplie.
Sa préoccupation de la veille lui avait fait oublier qu'à une demi-lieue
de chez lui, une jolie anse de sable avançait à une grande distance dans
le fleuve et, qu'au baissant de la marée, le courant y portait avec
beaucoup de force. C'est là qu'après avoir été longtemps le jouet des

flots, le corps de Guillemette fut se reposer sur le sable derrière la
maison où St-Céran avait passé la nuit. Au point du jour la fermière
courut à sa pêche afin de chercher du poisson pour le déjeuner de son
hôte. Qui pourrait peindre son horreur lorsque sa marche fut arrêtée par
un cadavre qu'elle heurta! Elle rebroussa chemin aussitôt et courut
donner l'alarme chez elle. Son mari, accompagné de St-Céran et de
plusieurs domestiques, s'y rendirent sur-le-champ. Quel fut
l'étonnement de notre jeune voyageur lorsqu'il reconnut son ami! Il
allait jeter un cri de surprise, lorsqu'il aperçut une blessure au crâne. Il
devint alors calme et observa seulement. Malheureux jeune homme!--Il
faut le transporter immédiatement chez vous, M. Thibault.
Ayant déposé silencieusement le cadavre sur une planche, ils prirent le
chemin de la maison, accompagnés de la femme et des domestiques qui
suivaient en pleurant: car c'était une émotion violente pour des âmes
vierges qui n'avaient jamais eu occasion d'aller se blaser même sur
l'idée de la mort, dans nos théâtres. Pauvres créatures! elles n'auraient
pas versé de larmes si elles avaient eu l'avantage immense, dont nous
avons su si bien profiter, celui d'ensevelir leur sensibilité sous le rideau
qui termine un des drames de Victor Hugo ou d'Alexandre Dumas.
Le corps fut déposé dans le plus bel appartement de la maison sur deux
planches appuyées à chaque bout sur des chaises, puis recouvert d'un
drap blanc. Deux cierges, une soucoupe d'eau bénite avec un rameau de
sapin vert, furent posés à ses pieds et le père accompagné de sa famille
récitèrent à haute voix les prières des morts.
St-Céran, après leur avoir recommandé le secret sur cet événement
(secret qui fut gardé jusqu'à ce qu'ils purent se rendre chez leurs
voisins), alla trouver un magistrat respectable du lieu et lui
communiqua ce qu'il savait; ajoutant qu'il était prêt à prêter le serment
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