Lhomme Qui Rit | Page 4

Victor Hugo
?Je suis trop vieux pour plaire aux femmes, mais je suis assez riche pour les payer.?--Tour ingénieux et galant pour exprimer que sir Hugh Middleton avait fait tous les travaux à ses frais.
Ursus était remarquable dans le soliloque. D'une complexion farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le besoin de parler à quelqu'un, il se tirait d'affaire en se parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange. Haranguer l'espace est un exutoire. Parler tout haut et tout seul, cela fait l'effet d'un dialogue avec le dieu qu'on a en soi. C'était, on ne l'ignore point, l'habitude de Socrate. Il se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes. Il avait cette faculté hermaphrodite d'être son propre auditoire. Il s'interrogeait et se répondait; il se glorifiait et s'insultait. On l'entendait de la rue monologuer dans sa cahute. Les passants, qui ont leur manière à eux d'apprécier les gens d'esprit, disaient: c'est un idiot. Il s'injuriait parfois, nous venons de le dire, mais il y avait aussi des heures où il se rendait justice. Un jour, dans une de ces allocutions qu'il s'adressait à lui-même, on l'entendit crier:--J'ai étudié le végétal dans tous ses mystères, dans la tige, dans le bourgeon, dans la sépale, dans le pétale, dans l'étamine, dans la carpelle, dans l'ovule, dans la thèque, dans la sporange, et dans l'apothécion. J'ai approfondi la chromatie, l'osmosie, et la chymosie, c'est-à-dire la formation de la couleur, de l'odeur et de la saveur.--Il y avait sans doute, dans ce certificat qu'Ursus délivrait à Ursus, quelque fatuité, mais que ceux qui n'ont point approfondi la chromatie, l'osmosie et la chymosie, lui jettent la première pierre.
Heureusement Ursus n'était jamais allé dans les Pays-Bas. On l'y e?t certainement voulu peser pour savoir s'il avait le poids normal au delà ou en de?à duquel un homme est sorcier. Ce poids en Hollande était sagement fixé par la loi. Rien n'était plus simple et plus ingénieux. C'était une vérification. On vous mettait dans un plateau, et l'évidence éclatait si vous rompiez l'équilibre; trop lourd, vous étiez pendu; trop léger, vous étiez br?lé, On peut voir encore aujourd'hui, à Oudewater, la balance à peser les sorciers, mais elle sert maintenant à peser les fromages, tant la religion a dégénéré! Ursus e?t eu certainement maille à partir avec cette balance. Dans ses voyages, il s'abstint de la Hollande, et fit bien. Du reste, nous croyons qu'il ne sortait point de la Grande-Bretagne.
Quoi qu'il en f?t, étant très pauvre et très apre, et ayant fait dans un bois la connaissance d'Homo, le go?t de la vie errante lui était venu. Il avait pris ce loup en commandite, et il s'en était allé avec lui par les chemins, vivant, à l'air libre, de la grande vie du hasard. Il avait beaucoup d'industrie et d'arrière-pensée et un grand art en toute chose pour guérir, opérer, tirer les gens de maladie, et accomplir des particularités surprenantes; il était considéré comme bon saltimbanque et bon médecin; il passait aussi, on le comprend, pour magicien; un peu, pas trop; car il était malsain à celle époque d'être cru ami du diable. A vrai dire, Ursus, par passion de pharmacie et amour des plantes, s'exposait, vu qu'il allait souvent cueillir des herbes dans les fourrés bourrus où sont les salades de Lucifer, et où l'on risque, comme l'a constaté le conseiller De l'Ancre, de rencontrer dans la brouée du soir un homme qui sort de terre, ?borgne de l'oeil droit, sans manteau, l'épée au c?té, pieds nus et deschaux?. Ursus du reste, quoique d'allure et de tempérament bizarres, était trop galant homme pour attirer ou chasser la grêle, faire para?tre des faces, tuer un homme du tourment de trop danser, suggérer des songes clairs ou trisles et pleins d'effroi, et faire na?tre des coqs à quatre ailes; il n'avait pas de ces méchancetés-là. Il était incapable de certaines abominations. Comme, par exemple, de parler allemand, hébreu ou grec, sans l'avoir appris, ce qui est le signe d'une scélératesse exécrable, ou d'une maladie naturelle procédant de quelque humeur mélancolique. Si Ursus parlait latin, c'est qu'il le savait. Il ne se serait point permis de parler syriaque, attendu qu'il ne le savait pas; en outre, il est avéré que le syriaque est la langue des sabbats. En médecine, il préférait correctement Gallien à Cardan, Cardan, tout savant homme qu'il est, n'étant qu'un ver de terre au respect de Gallien.
En somme, Ursus n'était point un personnage inquiété par la police. Sa cahute était assez longue et assez large pour qu'il p?t s'y coucher sur un coffre où étaient ses hardes, peu somptueuses. Il était propriétaire d'une lanterne, de plusieurs perruques, et de quelques ustensiles accrochés à des clous, parmi lesquels des
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