Lhérésiarque et Cie | Page 6

Guillaume Apollinaire
suivit. On frémissait en l'écoutant prêcher sur la mort ou sur l'enfer. S'il élevait le bras, sa main droite, où il n'y avait que le majeur et l'annulaire, car les autres doigts manquaient, on ne sait par quelle aventure, semblait la tête cornue d'un diable nain. Les lettres bleuatres du nom d'Elinor, illisibles de loin, paraissaient une br?lure infernale, et, s'il pronon?ait à la gothique quelque phrase latine, les dévots se signaient en tremblant.
En fouillant dans la vie des futurs saints, le Père Séraphin avait pris en mésestime tout ce qui est humain; il méprisait tous les saints, se rendant compte qu'ils ne l'eussent point été, s'il e?t rempli son office à l'époque de leur procès de canonisation. Bien qu'il ne l'avouat pas, le culte de dulie qu'on leur rend lui paraissait presque hérétique; aussi n'invoquait-il, autant que possible, que les personnes de la Sainte Trinité...
* * * * *
On ne méconnaissait point ses hautes vertus, et il était devenu le confesseur ordinaire de l'archevêque. Vivant à une époque d'anticléricalisme, le Père Séraphin ne pouvait manquer de chercher des moyens pour remédier à l'irréligion universelle. Ses méditations l'amenèrent à penser que l'intervention des saints n'avait que peu d'action auprès de la Divinité:
--Pour que le monde revienne à Dieu, se disait-il, il faut que Dieu lui-même revienne parmi les hommes.
* * * * *
Une nuit, s'étant éveillé, il s'étonna:
--Comment ai-je pu blasphémer? N'avons-nous pas sans cesse Dieu parmi nous? N'avons-nous pas l'Eucharistie qui, si tous les hommes s'en nourrissaient, détruirait l'impiété sur la terre?
Et le moine se leva, déjà vêtu de son froc de bure; il traversa le clo?tre endormi, réveilla le frère portier et quitta le couvent.
Les rues étaient sombres, les chiffonniers y semblaient des feux follets à cause de leur lanterne, et des éteigneurs de réverbères se hataient vers les flammes de gaz dansant encore aux carrefours.
Parfois luisait le soupirail d'une boulangerie; le Père Séraphin s'en approchait, étendait les mains et pronon?ait les paroles sacramentelles:
--Ceci est mon corps, ceci est mon sang..., consacrant ainsi les fournées entières.
Après l'aurore, il sentit qu'il était las et reconnut qu'il avait consacré une quantité de pain suffisante pour donner à communier à près d'un million d'hommes. Cette multitude se rassasierait de l'Eucharistie le jour même. Grace à elle, les hommes redeviendraient bons, et, dès après midi, le règne de Dieu arriverait sur terre. Quel miracle et quelle jubilation!
Le moine passa toute la matinée dans les belles rues et se trouva vers midi près de l'archevêché. Très content de soi, il alla trouver l'archevêque, qui, justement, était à table:
--Prenez place, mon Père, dit le prélat, vous déjeunerez avec moi et vous êtes venu fort à propos.
Le Père Séraphin s'était assis, et, attendant qu'on le serv?t, regardait le pain qui s'allongeait sur la nappe. L'archevêque en avait coupé un quignon et le c?té tranché apparaissait rond et blanc comme une hostie. L'archevêque porta à sa bouche un morceau de viande et du pain, puis il continua:
--Vous êtes venu fort à propos, j'avais besoin de votre ministère et n'ai point dit la sainte messe ce matin. Je me confesserai après ce repas.
Le moine tressaillit et regarda l'archevêque en demandant d'une voix rauque:
--Monseigneur! un péché mortel?
Mais le domestique arrivait, portant des plats fumants qu'il déposa devant le moine, auquel le prélat recommanda le silence en portant un doigt à ses lèvres. Le domestique sorti, le Père Séraphin se leva et répéta:
--Un péché mortel, Monseigneur?... et vous avez mangé du pain!
L'archevêque étonné le regardait, en roulant de petites boulettes de mie qu'il lan?ait vers le plafond. Il pensait:
--Quel fanatique! Je changerai de confesseur.
Le moine reprit:
--Un péché mortel, Monseigneur, et vous avez mangé du pain eucharistique?
Le prélat nia:
--Vous avez mal compris, mon Père, je vous l'ai dit, je n'ai point célébré la sainte messe ce matin.
Mais le Père Séraphin se jeta à genoux, les bras en croix, en criant:
--Je suis un grand pécheur, Monseigneur, j'ai consacré ce matin tous les pains dans toutes les boulangeries de notre ville. Vous avez mangé du pain consacré. Tant d'hommes dont beaucoup étaient en état de péché mortel ont mangé le corps de Notre-Seigneur! Le mets divin a été profané à cause de moi, prêtre sacrilège...
L'archevêque s'était dressé, terrible. Il s'écria:
--Anathème sur toi, moine!
Puis, l'ancienne fonction du Père se mêlant dans son esprit à des réminiscences classiques, il déclama:
--Advocat infame vatem dici
en pronon?ant spirituellement à la fa?on des Fran?ais du XVIe siècle:
--Avocat infame va-t-en d'ici!
Et là-dessus, il éclata de rire.
Mais le moine ne riait pas:
--Confessez-moi, Monseigneur, dit-il, je vous confesserai ensuite.
Ils s'absolvirent mutuellement. Ensuite, sur l'avis du Franciscain coupable, les carrosses de l'archevêché furent attelés, et les domestiques, les petits abbés qui peuplent les palais épiscopaux, allèrent dans toutes les boulangeries, acheter le pain qu'ils devaient déposer au couvent du moine sacrilège.
* * * * *
Là, les moines étaient réunis, le Père gardien
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