de paysage notamment,--la brume d'octobre au bord de l'eau, les arbres à demi dépouillés, les grandes feuilles jaunes jonchant le sol;--enfin, toute une oeuvre, où se cherchait sans cesse, où s'affirmait presque toujours le sentiment d'art le plus original et le plus sincère, le talent le plus personnel.
Cependant une vive curiosité m'appelait vers le coin obscur de l'atelier, où j'apercevais confusément de nombreux volumes, en désordre sur des rayons, épars sur une table de travail. Je m'approchai et je regardai les titres. C'étaient ceux des chefs-d'oeuvre de l'esprit humain. Ils étaient tous là, dans leur langue originale, les fran?ais, les italiens, les anglais, les allemands, et les latins aussi, et les grecs eux-mêmes; et ce n'étaient point des ?livres de bibliothèque?, comme disent les Philistins, des livres de parade, mais de vrais bouquins d'étude fatigués, usés, lus et relus. Un Platon était ouvert sur le bureau, à une page sublime.
Devant ma stupéfaction, Mlle Bashkirtseff baissait les yeux; comme confuse et craignant de passer pour pédante, tandis que sa mère, pleine de joie, me disait l'instruction encyclopédique de sa fille, me montrait ses gros cahiers, noirs de notes, et le piano ouvert où ses belles mains avaient déchiffré toutes les musiques.
Décidément gênée par l'exubérance de la fierté maternelle, la jeune artiste interrompit alors l'entretien par une plaisanterie. Il était temps de me retirer, et, du reste, depuis un instant, j'éprouvais un vague malaise moral, une sorte d'effroi, je n'ose dire un pressentiment. Devant cette pale et ardente jeune fille, je songeais à quelque extraordinaire fleur de serre, belle et parfumée jusqu'au prodige, et, tout au fond de moi, une voix secrète murmurait: ?C'est trop!?
Hélas! C'était trop en effet.
Peu de mois après mon unique visite rue Ampère, étant loin de Paris, je re?us le sinistre billet encadré de noir qui m'apprenait que Mlle Bashkirtseff n'était plus. Elle était morte, à vingt-trois ans, d'un refroidissement pris en faisant une étude de plein air.
J'ai revu la maison désolée. La malheureuse mère, en proie à une douleur haletante et sèche qui ne peut pas pleurer, m'a montré, pour la deuxième fois, aux mêmes places, les tableaux et les livres; elle m'a parlé longuement de la pauvre morte, m'a révélé les trésors de bonté de ce coeur que n'avait point étouffé l'intelligence. Elle m'a mené, secouée par ses sanglots arides, jusque dans la chambre virginale, devant le petit lit de fer, le lit de soldat où s'est endormie pour toujours l'héro?que enfant. Enfin elle m'a appris que tous les ouvrages de sa fille allaient être exposés, elle m'a demandé, pour ce catalogue, quelques pages de préface, et j'aurais voulu les écrire avec des mots br?lants comme des larmes.
Mais qu'est-il besoin d'insister auprès du public? En présence des oeuvres de Marie Bashkirtseff, devant cette moisson d'espérances couchée par le vent de la mort, il éprouvera certainement, avec une émotion aussi poignante que la mienne, l'affreuse mélancolie qu'inspirent les édifices écroulés avant leur achèvement, les ruines neuves, à peine sorties du sol, que le lierre et les fleurs des murailles ne cachent point encore.
Que dire, surtout, à la mère, dont le désespoir fait mal et fait peur? à peine ose-t-on la supplier, en lui montrant le Ciel, de détourner ses regards de l'impassible nature, qui ne livre à personne le mystère de ses lois et ne dit même pas si elle a besoin du génie naissant d'une jeune fille pour augmenter l'éclat et la pureté d'une étoile.
Fran?ois Coppée.
Paris, 9 février 1885.
LETTRES
DE
MARIE BASHKIRTSEFF
1868-1874
à sa tante. 30 juillet 1868[2].
Très chère tante Sophie,
Comment allez-vous, ainsi que l'oncle? Hier, nous avions des tableaux vivants: le premier tableau représentait les quatre saisons: Dina représentait l'Hiver; moi, le Printemps; Sophie Kavérine, l'Automne; Mlle élise l'été. Dans le second tableau prenaient part Dina et Catherine, soeur de Sophie. Dina représentait la Psyché regardant l'Amour endormi, et Catherine, l'Amour. Dina avait les cheveux épars; c'était très joli. Dans le troisième tableau, moi et Paul: j'étais la Déesse des fleurs et Paul le Dieu des fruits. Dans le quatrième tableau, Dina seule en Na?ade, robe blanche, assise dans le jonc; dans les mains et sous les pieds elle avait l'herbe des rivières et le jonc, toute la robe parsemée de perles en cristal blanc, qui ressemblaient beaucoup aux gouttes d'eau, avec les cheveux épars, sur les cheveux parsemés des perles en cristal. Venez chez nous, à Tcherniakovka; vous nous manquez. Tout le monde va bien et tout le monde vous embrasse.
Votre nièce,
Moussia Bashkirtseff.
[Note 2: Marie Bashkirtseff n'avait pas encore huit ans. Elle est née le 11 novembre 1860.]
à son cousin. 20 février 1870, Tcherniakovka.
Cher étienne,
Je te remercie pour le dessin et pour la lettre. Mes le?ons vont assez bien. Je t'envoie mon dessin, seulement ne le montre à personne, parce que c'est mal fait. Après ton départ j'ai fait beaucoup de dessins et il y en a
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