Lettres à un ami, 1865-1872 | Page 9

George Bizet
vraiment inspirés. Je ne
m'étends pas sur ce sujet, car mon opinion peut sembler partiale. Si je
la donne en passant, c'est que c'est celle aussi de connaisseurs d'un goût
sévère et sûr.
Quant à cette croyance qui tend à s'accréditer et d'après laquelle Bizet
serait mort du chagrin d'être méconnu et d'avoir eu ses ouvrages
accueillis d'une manière défavorable par une partie de la critique, elle
ne repose sur rien d'exact, et je considère comme un devoir d'en réunir
et d'en fournir les preuves. Certes, ce n'est pas dans un esprit de
dénigrement et de malveillance qu'on répète les récits qui ont cours, et
c'est plutôt, au contraire, dans des sentiments de réparation et de
sympathie, mais la vérité n'en est pas moins très différente de ces récits,
et, quelque triste qu'elle soit, elle est moins pénible pour moi parce
qu'elle ne diminue pas la valeur morale de l'ami que je connaissais bien
qu'elle n'altère pas la physionomie d'un artiste absolument sincère.
Nature élevée, Bizet cherchait par-dessus tout à réaliser son idéal, et les
petites blessures d'amour-propre ne comptaient guère pour lui. Le
représenter autrement, c'est le mal juger.
Sans doute, Marmontel, dont il a été l'élève et qui l'appréciait comme il
méritait de l'être a bien, en effet, écrit ceci: «La nature si honnête et si
franche de Georges Bizet a cruellement souffert de cette âpreté souvent
excessive de la critique. Sous une apparence froide, le coeur du vaillant
compositeur battait vite et fort, et, quoique bien trempée, son âme s'est
brisée avant l'heure dans ces combats journaliers, où il faudrait pouvoir
regarder ses ennemis en souriant. Moins épris de son art, moins jaloux
de ses oeuvres, Bizet serait encore une des gloires de l'école française.
Une extrême nervosité, jointe à un vif sentiment de sa dignité
professionnelle, lui donne le triste privilège de figurer dans la galerie
des morts célèbres[9].»
[Note 9: Symphonistes et Virtuoses, p. 248.]
Oui, Marmontel a bien écrit ces lignes, mais il déclare aussi que Bizet
était malade avant les répétitions de Carmen, et voici le portrait que,
finalement, il trace de lui: «Tous ceux qui ont connu Bizet rendront
comme nous témoignage des nobles et généreuses qualités de son coeur,

de l'élévation et de la délicatesse de ses sentiments. D'un jugement sain
et droit, et d'une conscience rigide, G. Bizet ignorait les compromis; il
avait au suprême degré le sentiment du juste et l'horreur de l'intrigue...
Bizet était bon, généreux, dévoué, fidèle à toutes ses affections; son
amitié, sincère et inaltérable était solide comme sa conscience[10].» Et
plus loin, Marmontel ajoute encore ceci qui confirme entièrement ce
que j'ai, moi-même, signalé plus haut[11]: «Ami fidèle, camarade
dévoué, ne connaissant ni l'envie, ni les mesquines jalousies, G. Bizet,
dont la générosité de coeur ne s'est jamais démentie, était heureux des
succès de ses émules de la veille et de ses rivaux du lendemain. Son
esprit élevé, ses sentiments délicats l'entraînaient à encourager les
moins heureux, à consoler ceux qu'avait trahis la fortune; et c'était avec
une entière sincérité qu'il applaudissait au triomphe de ses
concurrents[12].» Il y a donc contradiction entre ces dernières
appréciations de Marmontel et les premières concernant sa mort, car
enfin, a priori, on a peine à admettre qu'un artiste «ne connaissant ni
l'envie, ni les mesquines jalousies», qu'un artiste «dont la générosité de
coeur ne s'est jamais démentie», et qui «était heureux des succès de ses
émules de la veille et de ses rivaux du lendemain», on a de la peine à
admettre qu'un pareil artiste ait souffert au point d'en mourir des
injustices du public et de la critique. Eh bien, pour qu'on soit à même
de se prononcer en connaissance de cause, examinons les faits.
[Note 10: P. 255.]
[Note 11: Voir ci-dessus pp. 8-10.]
[Note 12: P. 256.]
Bizet, très jeune, écrivait de Rome à Marmontel: «La sottise aura
toujours de nombreux adorateurs; après tout, je ne m'en plains pas, et je
vous assure que j'aurais grand plaisir à n'être apprécié que par de pures
intelligences. Je ne fais pas grand cas de cette popularité à laquelle on
sacrifie aujourd'hui honneur, génie et fortune[13].»
[Note 13: Symphonistes et Virtuoses, p. 261.]
C'était en 1860 qu'il s'exprimait de la sorte. Avait-il changé depuis? Je

m'en serais bien aperçu, car, soit dans nos conversations, soit dans ses
lettres, il était avec moi d'une absolue franchise, et pourtant, je n'ai
jamais remarqué chez lui la moindre trace de vanité. Il m'est arrivé
plusieurs fois de lui entendre soutenir, sur quelque point d'esthétique
musicale ou dramatique, une opinion tout à fait différente de celle qu'il
avait quand nous nous étions vus l'année d'avant. Alors, je lui en faisais
l'observation, et il me répondait, avec un ton de voix qui, à lui seul,
dénotait l'absence complète de tout souci d'amour-propre et l'unique
préoccupation
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