Les possédés | Page 3

Fyodor Dostoyevsky
première femme. Celle-ci était une demoiselle de notre province, jolie, mais fort légère, qu'il avait épousée avec l'irréflexion de la jeunesse. L'insuffisance de ressources pour subvenir aux besoins du ménage, et d'autres causes d'une nature plus intime, rendirent cette union très malheureuse. Les deux conjoints se séparèrent, et, trois ans après, madame Verkhovensky mourut à Paris, laissant à son époux un fils de cinq ans, ?fruit d'un premier amour joyeux et sans nuages encore?, comme s'exprimait un jour devant moi Stépan Trophimovitch. On se hata d'expédier le baby en Russie, où il fut élevé par des tantes dans un coin perdu du pays. Cette fois Verkhovensky déclina les offres de Barbara Pétrovna, et, moins d'un an après avoir enterré sa première femme, il épousa en secondes noces une taciturne Allemande de Berlin. D'ailleurs, un autre motif encore le décida à refuser l'emploi de précepteur: la renommée d'un professeur très célèbre alors l'empêchait de dormir, et il aspirait à entrer au plus t?t en possession d'une chaire d'où il p?t, lui aussi, prendre son vol vers la gloire. Et voilà que maintenant ses ailes étaient coupées! à ce déboire s'ajouta la mort prématurée de sa seconde femme. Il n'avait plus alors aucune raison pour se dérober aux insistances de Barbara Pétrovna, d'autant plus que cette dame lui portait des sentiments vraiment affectueux. Disons le franchement, Barbara Pétrovna lui ouvrait les bras, il s'y précipita. Qu'on n'aille point toutefois donner à mes paroles un sens bien éloigné de ma pensée: pendant les vingt ans que dura la liaison de ces deux êtres si remarquables, ils ne furent unis que par le lien le plus fin et le plus délicat.
D'autres considérations encore agirent sur l'esprit de Stépan Trophimovitch pour lui faire accepter la place de précepteur. D'abord, le très-petit bien laissé par sa première femme était situé tout à c?té du superbe domaine de Skvorechniki que les Stavroguine possédaient aux environs de notre ville. Et puis, dans le silence du cabinet, n'ayant pas à compter avec les mille assujettissements de l'existence universitaire, il pourrait toujours se consacrer à la science, enrichir de profondes recherches la littérature nationale. S'il ne réalisa pas cette partie de son programme, par contre il put, pendant tout le reste de sa vie, être, selon l'expression du poète, le ?reproche incarné?. Cette attitude, Stépan Trophimovitch la conservait même au club, en s'asseyant devant une table de jeu. Il était à peindre alors. Toute sa personne semblait dire: ?Eh bien, oui, je joue aux cartes! à qui la faute? Qui est-ce qui m'a réduit à cela? Qui est- ce qui a brisé ma carrière? Allons, périsse la Russie!? Et noblement il coupait avec du coeur.
La vérité, c'est qu'il adorait le tapis vert. Dans les derniers temps surtout, cette passion lui attira fréquemment des scènes désagréables avec Barbara Pétrovna, d'autant plus qu'il perdait toujours. Du reste, j'aurai l'occasion de revenir là-dessus. Je remarquerai seulement ici que Stépan Trophimovitch avait de la conscience (du moins quelquefois), aussi était-il souvent triste. Trois ou quatre fois par an il lui prenait des accès de ?chagrin civique?, c'est-à-dire tout bonnement d'hypocondrie, cependant nous usions entre nous de la première dénomination qui plaisait davantage à la générale Stavroguine Plus tard, outre cela, il s'adonna aussi au champagne; toutefois Barbara Pétrovna sut toujours le préserver des inclinations vers tout penchant trivial. Assurément, il avait besoin d'une tutelle, car il était parfois très étrange. Au milieu de la plus noble tristesse, il se mettait tout à coup à rire de la fa?on la plus vulgaire. à de certains moments, il s'exprimait sur son propre compte en termes humoristiques, ce qui contrariait vivement Barbara Pétrovna, femme imbue des traditions classiques et constamment guidée dans son mécénatisme par des vues d'ordre supérieur. Cette grande dame eut durant vingt ans une influence capitale sur son pauvre ami. Il faudrait parler un peu d'elle, c'est ce que je vais faire.
III
Il y a des amitiés bizarres. Deux amis voudraient presque s'entre- dévorer, et ils passent toute leur vie ainsi sans pouvoir se séparer l'un de l'autre. Bien plus, celui des deux qui romprait la cha?ne en deviendrait malade tout le premier et peut-être en mourrait. Plus d'une fois, et souvent à la suite d'un entretien intime avec Barbara Pétrovna, Stépan Trophimovitch, bondissant de dessus son divan, se mit à frapper le mur à coups de poing.
Je n'exagère rien: un jour même, dans un de ces transports furieux, il déplatra la muraille. On me demandera peut-être comment un semblable détail est parvenu à ma connaissance. Je pourrais répondre que la chose s'est passée sous mes yeux, je pourrais dire que, nombre de fois, Stépan Trophimovitch a sangloté sur mon épaule, tandis qu'avec de vives couleurs il me peignait tous les dessous de son existence. Mais voici ce qui arrivait d'ordinaire après ces sanglots: le
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