Les mystères de Paris, Tome I | Page 5

Eugène Süe
brocs cerclés de fer et de différentes mesures d'étain; sur une tablette attachée au mur, on voit plusieurs flacons de verre fa?onnés de manière à représenter la figure en pied de l'empereur.
Ces bouteilles renferment des breuvages frelatés de couleur rose et verte, connus sous le nom de parfait-amour et de consolation.
Enfin, un gros chat noir à prunelles jaunes, accroupi près de l'ogresse, semble le démon familier de ce lieu.
Par un contraste qui semblerait impossible si l'on ne savait que l'ame humaine est un ab?me impénétrable... une sainte branche de buis de Paques, achetée à l'église par l'ogresse, était placée derrière la bo?te d'une ancienne pendule à coucou.
Deux hommes à figure sinistre, à barbe hérissée, vêtus presque de haillons, touchaient à peine au broc de vin qu'on leur avait servi, ils parlaient à voix basse d'un air inquiet.
L'un d'eux surtout, très-pale, presque livide, rabattait souvent jusque sur ses sourcils un mauvais bonnet grec dont il était coiffé; il tenait sa main gauche presque toujours cachée, ayant soin de la dissimuler, autant que possible, lorsqu'il était obligé de s'en servir.
Plus loin s'attablait un jeune homme de seize ans à peine, à la figure imberbe, have, creuse, plombée, au regard éteint; ses longs cheveux noirs flottaient autour de son cou; cet adolescent, type du vice précoce, fumait une courte pipe blanche. Le dos appuyé au mur, les deux mains dans les poches de sa blouse, les jambes étendues sur le banc, il ne quittait sa pipe que pour boire à même d'une canette d'eau-de-vie placée devant lui.
Les autres habitués du tapis-franc, hommes ou femmes, n'offraient rien de remarquable, leurs physionomies étaient féroces ou abruties, leur gaieté grossière ou licencieuse, leur silence sombre ou stupide.
Tels étaient les h?tes du tapis-franc lorsque l'inconnu, le Chourineur et la Goualeuse y entrèrent.
Ces trois derniers personnages jouent un r?le trop important dans ce récit, leurs figures sont trop caractérisées, pour que nous ne les mettions pas en relief.
Le Chourineur, homme de haute taille et de constitution athlétique, a des cheveux d'un blond pale tirant sur le blanc, des sourcils épais et d'énormes favoris d'un roux ardent.
Le hale, la misère, les rudes labeurs du bagne ont bronzé son teint de cette couleur sombre, olivatre, pour ainsi dire, particulière aux for?ats.
Malgré son terrible surnom, les traits de cet homme expriment plut?t une sorte d'audace brutale que la férocité; quoique la partie postérieure de son crane, singulièrement développée, annonce la prédominance des appétits meurtriers et charnels.
Le Chourineur porte une mauvaise blouse bleue, un pantalon de gros velours primitivement vert, et dont on ne peut distinguer la couleur sous l'épaisse couche de boue qui le couvre.
Par une anomalie étrange, les traits de la Goualeuse offrent un de ces types angéliques et candides qui conservent leur idéalité même au milieu de la dépravation, comme si la créature était impuissante à effacer par ses vices la noble empreinte que Dieu a mise au front de quelques êtres privilégiés.
La Goualeuse avait seize ans et demi.
Le front le plus pur, le plus blanc, surmontait son visage d'un ovale parfait; une frange de cils, tellement longs qu'ils frisaient un peu, voilait à demi ses grands yeux bleus. Le duvet de la première jeunesse veloutait ses joues rondes et vermeilles. Sa petite bouche purpurine, son nez fin et droit, son menton à fossette, étaient d'une adorable suavité de lignes. De chaque c?té de ses tempes satinées, une natte de cheveux d'un blond cendré magnifique descendait en s'arrondissant jusqu'au milieu de la joue, remontait derrière l'oreille dont on apercevait le lobe d'ivoire rosé, puis disparaissait sous les plis serrés d'un grand mouchoir de cotonnade à carreaux bleus, et noué, comme on dit vulgairement, en marmotte.
Un collier de grains de corail entourait son cou d'une beauté et d'une blancheur éblouissantes. Sa robe d'alépine brune, beaucoup trop large, laissait deviner une taille fine, souple et ronde comme un jonc. Un mauvais petit chale orange, à franges vertes, se croisait sur son sein.
Le charme de la voix de la Goualeuse avait frappé son défenseur inconnu. En effet, cette voix douce, vibrante, harmonieuse, avait un attrait si irrésistible, que la tourbe de scélérats et de femmes perdues au milieu desquels vivait cette jeune fille la suppliaient souvent de chanter, l'écoutaient avec ravissement et l'avaient surnommée la Goualeuse (la chanteuse).
La Goualeuse avait re?u un autre surnom, d? sans doute à la candeur virginale de ses traits...
On l'appelait encore Fleur-de-Marie, mots qui en argot signifient la Vierge.
Pourrons-nous faire comprendre au lecteur notre singulière impression, lorsqu'au milieu de ce vocabulaire infame, où les mots qui signifient le vol, le sang, le meurtre, sont encore plus hideux et plus effrayants que les hideuses et effrayantes choses qu'ils expriment, lorsque nous avons, disons-nous, surpris cette métaphore d'une poésie si douce, si tendrement pieuse: Fleur-de-Marie?
Ne dirait-on pas un beau lis élevant la neige odorante de son calice immaculé au
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