Les mystères de Paris, Tome I | Page 3

Eugène Süe
d'une lutte acharnée.
--Mais tu veux donc que je t'escarpe[8]? s'écria le bandit en faisant un violent effort pour se débarrasser de son adversaire, qu'il trouvait d'une vigueur extraordinaire. Bon, bon, tu vas payer pour la Goualeuse et pour toi, ajouta-t-il en grin?ant les dents.
--Payer en monnaie de coups de poing, oui, répondit l'inconnu.
--Si tu ne laches pas ma cravate, je te mange le nez, murmura le Chourineur d'une voix étouffée.
--J'ai le nez trop petit, mon homme, et tu n'y vois pas clair!
--Alors, viens sous le pendu glacé[9].
--Viens, reprit l'inconnu, nous nous y regarderons le blanc des yeux.
Et, se précipitant sur le Chourineur, qu'il tenait toujours au collet, il le fit reculer jusqu'à la porte de l'allée et le poussa violemment dans la rue, à peine éclairée par la lueur du réverbère.
Le bandit trébucha; mais, se raffermissant aussit?t, il s'élan?a avec furie contre l'inconnu, dont la taille très-svelte et très-mince ne semblait pas annoncer la force incroyable qu'il déployait.
Le Chourineur, quoique d'une constitution athlétique et de première habileté dans une sorte de pugilat appelé vulgairement la savate, trouva, comme on dit, son ma?tre.
L'inconnu lui passa la jambe (sorte de croc-en-jambe) avec une dextérité merveilleuse, et le renversa deux fois.
Ne voulant pas encore reconna?tre la supériorité de son adversaire, le Chourineur revint à la charge en rugissant de colère.
Alors le défenseur de la Goualeuse, changeant brusquement de méthode, fit pleuvoir sur la tête du bandit une grêle de coups de poing aussi rudement assenés qu'avec un gantelet de fer.
Ces coups de poing, dignes de l'envie et de l'admiration de Jack Turner, l'un des plus fameux boxeurs de Londres, étaient d'ailleurs si en dehors des règles de la savate, que le Chourineur en fut doublement étourdi; pour la troisième fois le brigand tomba comme un boeuf sur le pavé en murmurant:
--Mon linge est lavé[10].
--S'il renonce, ne l'achevez pas, ayez pitié de lui! dit la Goualeuse, qui pendant cette rixe s'était hasardée sur le seuil de l'allée de la maison de Bras-Rouge. Puis elle ajouta avec étonnement: Mais qui êtes-vous donc? Excepté le Ma?tre d'école, il n'y a personne, depuis la rue Saint-éloi jusqu'à Notre-Dame, capable de battre le Chourineur. Je vous remercie bien, monsieur; hélas! sans vous il m'assommait.
L'inconnu, au lieu de répondre à cette femme, écoutait attentivement sa voix.
Jamais timbre plus doux, plus frais, plus argentin, ne s'était fait entendre à son oreille; il tacha de distinguer les traits de la Goualeuse: il ne put y parvenir, la nuit était trop sombre, la clarté du réverbère était trop pale.
Après être resté quelques minutes sans mouvement, le Chourineur remua la jambe, les bras, et enfin se leva sur son séant.
--Prenez garde! s'écria la Goualeuse en se réfugiant de nouveau dans l'allée et en tirant son protecteur par le bras, prenez garde, il va peut-être vouloir se revenger!
--Sois tranquille, ma fille, s'il en veut encore, j'ai de quoi le servir.
Le brigand entendit ces mots.
--J'ai la coloquinte en bringues, dit-il à l'inconnu. Pour aujourd'hui j'en ai assez, je n'en mangerai plus; une autre fois je ne dis pas, si je te retrouve.
--Est-ce que tu n'es pas content? est-ce que tu te plains? s'écria l'inconnu d'un ton mena?ant. Est-ce que j'ai macarone[11]?
--Non, non, je ne me plains pas: tu es un cadet qui a de l'atout, dit le brigand d'un ton bourru, mais avec cette sorte de considération respectueuse que la force physique impose toujours aux gens de cette espèce. Tu m'as rincé; et, excepté le Ma?tre d'école, qui mangerait trois Alcides à son déjeuner, personne jusqu'à cette heure ne peut se vanter de me mettre le pied sur la tête.
--Eh bien! après?
--Après?... j'ai trouvé mon ma?tre, voilà tout. Tu auras le tien un jour ou l'autre, t?t ou tard... tout le monde trouve le sien... à défaut d'hommes, il y a toujours bien le meg des megs[12], comme disent les sangliers[13]. Ce qui est s?r, c'est que, maintenant que tu as mis le Chourineur sous tes pieds, tu peux faire les quatre cents coups dans la Cité. Toutes les filles d'amour seront tes esclaves: ogres et ogresses n'oseront pas refuser de te faire crédit. Ah ?à! mais qui es-tu donc?... tu dévides le jars[14] comme père et mère! Si tu es grinche[15], je ne suis pas ton homme. J'ai chouriné[16], c'est vrai; parce que, quand le sang me monte aux yeux, j'y vois rouge, et il faut que je frappe... mais j'ai payé mes chourinades en allant quinze ans au pré[17]. Mon temps est fini, je ne dois rien aux curieux[18], et je n'ai jamais grinché[19]: demande à la Goualeuse.
--C'est vrai, ce n'est pas un voleur, dit celle-ci.
--Alors, viens boire un verre d'eau d'aff, et tu me conna?tras, dit l'inconnu; allons, sans rancune.
--C'est honnête de ta part... Tu es mon ma?tre, je le reconnais, tu sais rudement jouer des poignets... il y a eu surtout
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 141
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.