Les mystères de Paris, Tome I | Page 7

Eugène Süe

cette fois-ci, trouvera son maître... J'en réponds et je le parie!
À ces mots, depuis l'ogresse jusqu'au dernier des habitués du
tapis-franc, tous regardèrent le vainqueur du Chourineur avec un
respect craintif.
Les uns reculèrent leurs verres et leurs brocs au bout de la table qu'ils
occupaient, s'empressant de faire une place à Rodolphe, dans le cas où
il aurait voulu se placer à côté d'eux; d'autres s'approchèrent du

Chourineur pour lui demander à voix basse quelques détails sur cet
inconnu qui débutait si victorieusement dans le monde.
L'ogresse, enfin, avait adressé à Rodolphe l'un de ses plus gracieux
sourires. Chose inouïe, exorbitante, fabuleuse dans les fastes du
Lapin-Blanc, elle s'était levée de son comptoir pour venir prendre les
ordres de Rodolphe et savoir ce qu'il fallait servir à sa société, attention
que l'ogresse n'avait jamais eue pour le fameux Maître d'école, terrible
scélérat qui faisait trembler le Chourineur lui-même.
Un des deux hommes à figure sinistre que nous avons signalés (celui
qui, très-pâle, cachait sa main gauche et rabattait toujours son bonnet
grec sur son front) se pencha vers l'ogresse, qui essuyait soigneusement
la table de Rodolphe, et lui dit d'une voix enrouée:
--Le Maître d'école n'est pas venu aujourd'hui?
--Non, dit la mère Ponisse.
--Et hier?
--Il est venu.
--Avec sa nouvelle largue[23]?
--Ah ça! est-ce que tu me prends pour un raille[24], avec des
drogueries? Est-ce que tu crois que je vais manger mes pratiques sur
l'orgue[25]? dit l'ogresse d'une voix brutale.
--J'ai rendez-vous ce soir avec le Maître d'école, répéta le brigand, nous
avons des affaires ensemble.
--Ça doit être du propre, vos affaires, tas d'escarpes[26] que vous êtes!
--Escarpes! répéta le bandit d'un air irrité, c'est les escarpes qui te font
vivre!
--Ah çà! vas-tu me donner la paix! s'écria l'ogresse d'un air menaçant,
en levant sur le questionneur le broc qu'elle tenait à la main.

L'homme se remit à sa place en grommelant.
Fleur-de-Marie, entrant dans la taverne de l'ogresse sur les pas du
Chourineur, avait échangé un signe de tête amical avec l'adolescent à
figure flétrie.
Le Chourineur dit à ce dernier:
--Eh! Barbillon, tu pitanches donc toujours de l'eau d'aff[27]?
--Toujours! j'aime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux
arpions que d'être sans eau d'aff dans l'avaloir et sans tréfoin dans ma
chiffarde[28], dit le jeune homme d'une voix cassée, sans changer de
position et en lançant d'énormes bouffées de tabac.
--Bonsoir, mère Ponisse, dit la Goualeuse.
--Bonsoir, Fleur-de-Marie, répondit l'ogresse en s'approchant de la
jeune fille pour inspecter les vêtements qui couvraient la malheureuse
et qu'elle lui avait loués.
Après cet examen, elle lui dit avec une sorte de satisfaction bourrue:
--C'est un plaisir de te louer des effets, à toi... tu es propre comme une
petite chatte... aussi je n'aurais pas confié ce joli châle orange à des
canailles comme la Tourneuse ou la Tête-de-Mort. Mais aussi c'est moi
qui t'ai éduquée depuis ta sortie de prison... et il faut être juste, il n'y a
pas un meilleur sujet que toi dans toute la Cité.
La Goualeuse baissa la tête et ne parut nullement fière des louanges de
l'ogresse.
--Tiens! dit Rodolphe, vous avez du buis bénit sur votre coucou, la
mère?
Et il montra du doigt le saint rameau placé derrière la vielle horloge.
--Eh bien, faut-il pas vivre comme des païens! répondit naïvement
l'horrible femme.

Puis, s'adressant à Fleur-de-Marie, elle ajouta:
--Dis donc, la Goualeuse, est-ce que tu ne vas pas nous goualer une de
tes goualantes[29]?
--Après souper, mère Ponisse, dit le Chourineur.
--Qu'est-ce que je vais vous servir, mon brave? dit l'ogresse à Rodolphe,
dont elle voulait se faire bien venir et peut-être au besoin acheter le
soutien.
--Demandez au Chourineur, la mère; il régale; moi, je paye.
--Eh bien! dit l'ogresse en se tournant vers le bandit, qu'est-ce que tu
veux à souper, mauvais chien?
--Deux doubles cholettes de tortu à douze, un arlequin et trois croûtons
de lartif bien tendre (deux litres de vin à douze sous, trois croûtons de
pain très-tendre) et un arlequin[30], dit le Chourineur, après avoir un
moment médité sur la composition de ce menu.
--Je vois que tu es toujours un fameux licheur et que tu as toujours une
passion pour les arlequins.
--Eh bien! maintenant, la Goualeuse, dit le Chourineur, as-tu faim?
--Non, Chourineur.
--Veux-tu autre chose qu'un arlequin, ma fille? dit Rodolphe.
--Oh! non... ma faim a passé...
--Mais regarde donc mon maître... ma fille! dit le Chourineur en riant
d'un gros rire et indiquant Rodolphe du regard. Est-ce que tu n'oses pas
le reluquer?
La Goualeuse rougit et baissa les yeux sans répondre.
Au bout de quelques moments, l'ogresse vint elle-même placer sur la

table de Rodolphe un broc de vin, un pain et l'arlequin, dont nous
n'essayerons pas de donner une idée au lecteur, mais que le
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