n'y a-t-il pas de seau et de poulie à celui-ci? C'est qu'on n'y puise plus d'eau. Pourquoi n'y puise-t-on plus d'eau? Parce qu'il est plein de squelettes.
Le dernier qui ait tiré de l'eau de ce puits se nommait Guillaume Van Kylsom. C'était un paysan qui habitait Hougomont et y était jardinier. Le 18 juin 1815, sa famille prit la fuite et s'alla cacher dans les bois.
La forêt autour de l'abbaye de Villers abrita pendant plusieurs jours et plusieurs nuits toutes ces malheureuses populations dispersées. Aujourd'hui encore de certains vestiges reconnaissables, tels que de vieux troncs d'arbres br?lés, mar-quent la place de ces pauvres bivouacs tremblants au fond des halliers.
Guillaume Van Kylsom demeura à Hougomont ?pour garder le chateau? et se blottit dans une cave. Les Anglais l'y découvrirent. On l'arracha de sa cachette, et, à coups de plat de sabre, les combattants se firent servir par cet homme effrayé. Ils avaient soif; ce Guillaume leur portait à boire. C'est à ce puits qu'il puisait l'eau. Beaucoup burent là leur dernière gorgée. Ce puits, où burent tant de morts, devait mourir lui aussi.
Après l'action, on eut une hate, enterrer les cadavres. La mort a une fa?on à elle de harceler la victoire, et elle fait suivre la gloire par la peste. Le typhus est une annexe du triomphe. Ce puits était profond, on en fit un sépulcre. On y jeta trois cents morts. Peut-être avec trop d'empressement. Tous étaient-ils morts? la légende dit non. Il parait que, la nuit qui suivit l'ensevelissement, on entendit sortir du puits des voix faibles qui appelaient.
Ce puits est isolé au milieu de la cour. Trois murs mi-partis pierre et brique, repliés comme les feuilles d'un paravent et simulant une tourelle carrée, l'entourent de trois c?tés. Le quatrième c?té est ouvert. C'est par là qu'on puisait l'eau. Le mur du fond a une fa?on d'oeil-de-boeuf informe, peut-être un trou d'obus. Cette tourelle avait un plafond dont il ne reste que les poutres. La ferrure de soutènement du mur de droite dessine une croix. On se penche, et l'oeil se perd dans un profond cylindre de brique qu'emplit un entassement de ténèbres. Tout autour du puits, le bas des murs dispara?t dans les orties.
Ce puits n'a point pour devanture la large dalle bleue qui sert de tablier à tous les puits de Belgique. La dalle bleue y est remplacée par une traverse à laquelle s'appuient cinq ou six difformes tron?ons de bois noueux et ankylosés qui ressemblent à de grands ossements. Il n'a plus ni seau, ni cha?ne, ni poulie; mais il a encore la cuvette de pierre qui servait de déversoir. L'eau des pluies s'y amasse, et de temps en temps un oiseau des forêts voisines vient y boire et s'envole.
Une maison dans cette ruine, la maison de la ferme, est encore habitée. La porte de cette maison donne sur la cour. à c?té d'une jolie plaque de serrure gothique il y a sur cette porte une poignée de fer à trèfles, posée de biais. Au moment où le lieutenant hanovrien Wilda saisissait cette poignée pour se réfugier dans la ferme, un sapeur fran?ais lui abattit la main d'un coup de hache.
La famille qui occupe la maison a pour grand-père l'ancien jardinier Van Kylsom, mort depuis longtemps. Une femme en cheveux gris vous dit: ?J'étais là. J'avais trois ans. Ma soeur, plus grande, avait peur et pleurait. On nous a emportées dans les bois. J'étais dans les bras de ma mère. On se collait l'oreille à terre pour écouter. Moi, j'imitais le canon, et je faisais _boum, boum_.?
Une porte de la cour, à gauche, nous l'avons dit, donne dans le verger.
Le verger est terrible.
Il est en trois parties, on pourrait presque dire en trois actes. La première partie est un jardin, la deuxième est le verger, la troisième est un bois. Ces trois parties ont une enceinte commune, du c?té de l'entrée les batiments du chateau et de la ferme, à gauche une haie, à droite un mur, au fond un mur. Le mur de droite est en brique, le mur du fond est en pierre. On entre dans le jardin d'abord. Il est en contrebas, planté de groseilliers, encombré de végétations sauvages, fermé d'un terrassement monumental en pierre de taille avec balustres à double renflement. C'était un jardin seigneurial dans ce premier style fran?ais qui a précédé Len?tre; ruine et ronce aujourd'hui. Les pilastres sont surmontés de globes qui semblent des boulets de pierre. On compte encore quarante-trois balustres sur leurs dés; les autres sont couchés dans l'herbe. Presque tous ont des éraflures de mousqueterie. Un balustre brisé est posé sur l'étrave comme une jambe cassée.
C'est dans ce jardin, plus bas que le verger, que six voltigeurs du 1er léger, ayant pénétré là et n'en pouvant plus sortir, pris et traqués comme des ours dans
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