Les misères de Londres | Page 9

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
cabman de White-Chapel n'est pas mort, j'imagine.
--Non, certes.
--Il y a deux livres pour lui.
Wilton hésitait encore.
Mistress Fanoche sortit une bourse de sa poche et y prit deux guinées.
--Et je paye d'avance, dit-elle.
--Ma foi! murmura Wilton, les temps sont durs... et il faut vivre.
Et il souleva l'Irlandaise et lui dit:
--Elle est lourde... il faudra faire un joli effort pour la jeter à l'eau.
La pauvre Irlandaise ne s'éveilla pas. Le narcotique avait fait d'elle un cadavre.
--Et nous, dit mistress Fanoche, ne perdons pas de temps. Il faut chercher le cabman.
--Je me suis douté que nous aurions besoin de lui, répondit Wilton, et c'est lui qui m'a amené. Il est à la porte.
Un rayon de joie infernale passa dans les yeux de mistress Fanoche.

VI
Mistress Fanoche souleva de nouveau l'Irlandaise sans connaissance.
--Allons, dit-elle à Wilton, chargez-la moi sur vos épaules et partez.
--Un moment, dit Wilton; vous allez trop vite, ma chère.
--Que voulez-vous dire?
--Je n'ai pas consulté le cabman.
En anglais cabman veut dire cocher.
--On le payera.
--Je le pense bien, dit Wilton, mais...
--Mais quoi?
--Il demandera sans doute plus cher pour une femme que pour un enfant.
Mistress Fanoche avait une certaine ampleur dans les idées.
Au besoin elle savait ne pas compter.
Elle versa le contenu de sa bourse sur la table. Il y avait bien quinze guinées.
--Prenez tout, dit-elle, et arrangez-vous avec le cabman; mais emportez cette femme.
Wilton prit l'argent, le mit dans sa poche, et chargea l'Irlandaise sur son dos.
--Bon! dit-il. Mais il faut veiller aux policemen.
--Je vais sortir la première, répondit mistress Fanoche.
Elle passa en effet dans le vestibule, laissa la lampe sur un dressoir, ouvrit la porte avec précaution et regarda au dehors.
Depuis environ trois heures que la malheureuse Irlandaise était entrée chez mistress Fanoche, le brouillard s'était épaissi.
On n'y voyait pas à dix pas de distance, et les becs de gaz apparaissaient sans rayonnement, comme des charbons au milieu d'un nuage de cendres.
L'Anglais se mêle peu des affaires d'autrui; il passe et ne s'arrête pas.
Le policeman seul a le droit et le loisir de se montrer curieux.
Mistress Fanoche n'avait donc qu'à se préoccuper du policeman.
Mais le brouillard était épais, et Dudley street est une rue où on vole peu de mouchoirs; par conséquent, le policeman y est rare.
Le cabman était à la porte.
--Oh! oh! dit-il en voyant appara?tre mistress Fanoche qui jetait autour d'elle un coup d'oeil investigateur, il para?t qu'on a besoin de moi.
--Oui, et le prix de la course est bon, dit-elle.
En même temps, elle se tourna vers Wilton, qui était déjà au seuil de la porte, l'Irlandaise sur son dos.
--Vite! dit-elle, la rue est déserte.
Wilton, qui était d'une force herculéenne, s'élan?a dans le cab si rapidement, que le cabman n'eut pas le temps de voir de quelle nature était le lourd fardeau qu'il portait et qu'il mit dans le hanson.
Le hanson est cette voiture à deux roues, rapide et légère, que le cocher conduit par derrière, et qu'on désigne improprement en France sous le nom de cab, attendu que cab signifie voiture et par conséquent une voiture à quatre comme à deux roues.
Mistress Fanoche rentra dans la maison et referma la porte.
--London-Bridge! cria Wilton au cabman.
Le cabman rendit la main à son cheval et le hanson partit au grand trot.
Alors Wilton se mit à arranger son colis comme il le disait; c'est-à-dire qu'il dressa l'Irlandaise, toujours endormie, dans un coin du cabriolet et la soutint avec un de ses bras.
On e?t dit d'un amoureux qui passe son bras sous la taille de sa femme aimée.
Le hanson descendit dans la direction du Strand en prenant Saint-Martin's-lane.
Cette rue, dont le plan incliné est assez rapide, possède deux ou trois forges de carrossiers.
L'une de ces forges, ouverte sur la rue, flamboyait et son rayonnement triompha si victorieusement du brouillard qu'au moment où le hanson entrait dans le cercle de lumière qu'elle projetait au loin, le visage de l'Irlandaise se trouva éclairé comme en plein jour.
Wilton tressaillit.
Jusque-là, il n'avait pas même regardé cette femme qu'il s'était chargé d'aller noyer pour de l'argent.
Maintenant il venait de la voir, et cette beauté, à laquelle le sommeil donnait une expression séraphique, fit sur lui une impression bizarre.
--Une belle fille! c'est dommage de mourir si jeune.
Mais le hanson continua sa route et sortit du cercle lumineux de la forge, et le beau visage de l'Irlandaise rentra dans l'obscurité.
Wilton eut un ricanement:
--Par Saint-Georges! murmura-t-il, je crois que j'ai eu un mouvement de pitié. Ah! ah! ah! est-ce mon métier, à moi, d'avoir pitié? je ferais mieux de garder ma sensibilité pour le jour où on me pendra à la porte de Newgate, ce qui ne peut manquer d'arriver t?t ou tard.
On approchait du Strand. Tout à coup le hanson s'arrêta.
En même temps le cabman souleva la petite trappe qui permet au cocher de communiquer avec le voyageur qui est dans l'intérieur de la voiture, c'est-à-dire au-dessous de lui.
--Hé! Wilton? cria
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