Les gens de bureau | Page 2

Emile Gaboriau
ce monde s'asseyait en silence, et des garçons de bureau donnaient
à chacun une plume, une écritoire et un cahier de papier blanc.
Modestement placé près de la porte, Caldas considérait cette singulière
assemblée. Il était venu des candidats de toutes les paroisses: il y en
avait de très-jeunes qui n'avaient pas encore de barbe, et de très-vieux
qui n'avaient plus de cheveux; des gens d'une mise soignée, et des
pauvres diables presque en haillons.
A un moment le silence fut troublé; les élèves de la pension Labadens,
qui prépare à tous les ministères (Trente ans de succès.--On traite à
forfait), venaient de faire leur entrée.
Ces jeunes élèves portaient l'uniforme des lycées et empestaient la pipe
et l'absinthe.
L'un d'eux vint s'asseoir à la gauche de Caldas; déjà il avait à sa droite
un vieillard sexagénaire dont les yeux s'abritaient derrière des lunettes
vertes.
--Tous ces gens-là, pensait Caldas, ont pourtant un protecteur. Ils ont eu
une signature illustre. Comment, par quels ressorts, par quels moyens?...
Quelles ont été leurs influences? Sont-ils dans la manche d'une jolie
femme, d'une chambrière, d'un perruquier ou d'un confesseur? Ce serait,
en vérité, une curieuse statistique.
Dix heures sonnèrent. On ferma les portes.
Un monsieur très-décoré, qui occupait au fond de la salle un fauteuil
placé sur une estrade, semblait présider l'assemblée.
Ce monsieur se leva et prononça à peu près ce petit discours:
«--Je ne vous cacherai pas, jeunes candidats, les horribles difficultés de
cet examen; vous n'aurez cependant à répondre qu'à des questions d'une
extrême simplicité. La plus rigoureuse sévérité présidera à la correction
des compositions; les examinateurs seront d'ailleurs aussi indulgents
que possible. Rendons tous grâce à Son Excellence Monsieur le
Ministre.»
L'examen commença. Il y eut une question qui embarrassa bien Caldas.
C'était un problème ainsi posé:
«Dire l'influence de la statistique sur la durée moyenne de la vie des
hommes depuis dix ans.»
Il s'en tira pourtant en s'inspirant fort à propos d'un passage humanitaire
de la _Case de l'oncle Tom_.
Du reste, Romain put travailler avec tranquillité. Il ne fut dérangé que

tous les quarts d'heure par son voisin le lycéen qui lui offrait des prises
de tabac dans sa queue de rat, et, de temps à autre, par le sexagénaire,
qui lui demandait des conseils sur les participes. Trois messieurs, qui
copièrent par-dessus son épaule, ne le gênèrent aucunement.
En rentrant chez lui, Caldas se disait:
--Cet examen est une excellente chose pour les candidats; au numéro de
classement qu'obtient leur mérite, ils peuvent mesurer au juste
l'influence de leurs protecteurs.

II
Les hautes influences qu'avait fait jour Caldas lui garantissaient sa
réception dans un rang honorable. Aussi n'essaya-t-il pas d'entreprendre
quoi que ce soit, et son tailleur étant venu lui présenter une petite
facture, il lui promit de le payer le jour où il toucherait des
appointements.
Et il attendit.
Il attendit huit jours, un mois, six mois.... ..............................................
Après quoi il prit son chapeau et se rendit au Ministère afin d'avoir des
nouvelles de son examen.
--Vous êtes reçu, lui dit un employé très-complaisant auquel on
l'adressa; et sans l'écriture qui vous a nui beaucoup, vous étiez reçu le
premier, hors ligne; mais vous écrivez si mal que vous vous êtes trouvé
rejeté à la quatre-vingt-troisième place.
--Et quand aurai-je un emploi? demanda Caldas.
--Mais à votre tour; vous avez le numéro neuf mille cent
quatre-vingt-sept.
--Ciel! s'écria Romain épouvanté, j'aurai cent ans quand mon tour
viendra.
--Pardon, dit l'employé, depuis l'examen il y a eu cinq nominations.
Romain salua poliment et se retira fort édifié.
Renonçant à dîner du budget, Caldas ne songea plus qu'à déjeuner de la
littérature. Dès le lendemain, il envoyait au Bilboquet, journal de
banque et de littérature mêlées, un article de haute fantaisie, qui fit le
succès du numéro et lui fut payé un franc trente-cinq centimes.
Attaché à poste fixe à cet organe sérieux, il ne tarda pas avoir se
développer devant lui les resplendissants horizons de la fortune et de la
gloire.

Un quart de vaudeville reçu au théâtre de Grenelle mit le sceau à sa
réputation.
De ce jour il vécut de sa plume, indépendant et fier...
* * * * * Il y avait dix-neuf mois que Romain mourait de faim,
lorsqu'un soir où, par hasard, il rentrait chez lui, sa portière lui remit un
pli estampé d'un timbre officiel.
Il rompit l'enveloppe d'une main fiévreuse, croyant y trouver des
propositions de collaboration à l'un des Officiels.
Mais la lettre n'était pas de M. A. Wittersheim, ce n'était qu'un imprimé.
Il lut:
«Le chef du personnel du ministère de l'_Équilibre national_ a
l'honneur d'informer M. Romain Caldas que par décision de Son
Excellence en date du 18 janvier 1869, il a été appelé à remplir les
fonctions d'employé surnuméraire dans les bureaux de son
administration.
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