Les femmes dartistes | Page 6

Alphonse Daudet
seul.
Qu'il me sembla long et lugubre ce repas au chevet du malade! La femme bavardait comme toujours, avec une tape par-ci par-l�� �� l'enfant, un os aux chiens, un sourire au philosophe. Pas une fois Heurtebise ne se tourna vers nous, et pourtant il ne dormait pas. Je ne sais pas m��me s'il pensait... Cher et vaillant gar?on! Dans ces luttes mesquines et continuelles, le ressort de sa nature vigoureuse s'��tait bris��, et il commen?ait d��j�� �� mourir. Cette agonie silencieuse, qui ��tait plut?t un renoncement de vivre, dura quelques mois; puis Mme Heurtebise se trouva veuve. Alors comme les larmes n'avaient pas obscurci ses yeux clairs, qu'elle avait toujours le m��me soin de ses cheveux lisses, et qu'Aubertot et Fajon ��taient encore disponibles elle ��pousa Aubertot et Fajon. Peut-��tre Aubertot, peut-��tre Fajon, peut-��tre m��me tous les deux. En tout cas, elle put reprendre la vie pour laquelle elle ��tait faite, le bavardage facile et l'��ternel sourire des dames de comptoir.
* * * * *

II
LE CREDO DE L'AMOUR
Elle avait toujours r��v�� cela, ��tre la femme d'un po?te!... Mais l'implacable destin��e, au lieu de l'existence romanesque et fi��vreuse qu'elle ambitionnait, lui arrangea un petit bonheur bien tranquille, en la mariant �� un riche rentier d'Auteuil, aimable et doux, un peu trop ag�� pour elle, et qui n'avait qu'une passion--tout �� fait inoffensive et reposante--l'horticulture. Le brave homme passait son temps, le s��cateur �� la main, �� soigner, ��laguer une magnifique collection de rosiers, �� chauffer la serre, arroser les corbeilles; et ma foi! vous conviendrez bien que pour un pauvre petit coeur affam�� d'id��al il n'y avait pas l�� une pature suffisante. Pourtant pendant dix ans sa vie se maintint droite et uniforme comme les all��es finement sabl��es du jardin de son mari, et elle la suivit �� pas compt��s en ��coutant avec un ennui r��sign�� le bruit aga?ant et sec des ciseaux toujours en mouvement, ou la pluie monotone, infinie, qui tombait des pommes d'arrosoirs sur les plantes touffues. Cet horticulteur enrag�� avait de sa femme le m��me soin m��ticuleux que de ses fleurs. Il mesurait le froid et le chaud �� son salon encombr�� de bouquets, craignait pour elle la gel��e d'avril ou le soleil de mars; et, comme ces plantes en caisse que l'on sort et que l'on rentre �� des ��poques d��termin��es, la faisait vivre m��thodiquement, les yeux fix��s sur le barom��tre et les variations de la lune.
Elle resta ainsi longtemps, prise entre les quatre murs du jardin conjugal, innocente comme une cl��matite, mais avec des ��lans vers d'autres jardins moins r��guliers, moins bourgeois, o�� les rosiers pousseraient toutes leurs branches, o�� les herbes folles seraient plus hautes que des arbres et charg��es de fleurs fantastiques, inconnues, en libert�� sous un soleil plus chaud. Ces jardins-l�� on ne les trouve gu��re que dans les livres des po?tes; aussi lisait-elle beaucoup de vers en cachette du p��pini��riste qui ne connaissait, lui, en fait de po��sies, que des distiques d'almanach:
Quand il pleut �� la Saint-M��dard, Il pleut quarante jours plus tard.
Sans choix, gloutonnement, la malheureuse d��vorait les plus mauvais po?mes, pourvu qu'elle y trouvat des rimes �� ?amour? et �� ?passion?; puis le livre ferm��, elle passait des heures �� r��ver, �� soupirer: ?Voil�� le mari qui m'aurait fallu!?
Tout cela probablement serait toujours rest�� �� l'��tat vague d'aspirations, si �� ce terrible moment de la trentaine, qui est l'age d��cisif pour la vertu des femmes comme midi est l'heure d��cisive pour la beaut�� du jour, l'irr��sistible Amaury ne s'��tait pas trouv�� sur son chemin; Amaury est un po?te de salon, un de ces exalt��s en habit noir et gants gris-perle, qui vont entre dix heures et minuit raconter dans le monde leurs extases d'amour, leurs d��sespoirs, leurs ivresses, m��lancoliquement appuy��s aux chemin��es, dans la lueur des lustres, pendant que les femmes en toilette de bal ��coutent, rang��es en cercle, derri��re leurs ��ventails.
Celui-l�� peut passer pour l'id��al du genre. T��te de bottier fatal, l'oeil cave, le teint bl��me, il se coiffe �� la russe et se lisse fortement de pommade hongroise. C'est un de ces d��sesp��r��s de la vie comme les dames les aiment, toujours v��tus �� la derni��re mode, un lyrique refroidi chez qui le d��sordre de l'inspiration se devine seulement au noeud de cravate un peu lache, n��gligemment attach��. Aussi il faut voir ce succ��s quand, de sa voix stridente, il d��bite une tirade de son po?me, le _Credo de l'amour_, celle surtout qui se termine par ce vers ��tonnant:
Moi je crois �� l'amour comme je crois en Dieu!...
Remarquez que je soup?onne fort ce farceur-l�� de se soucier aussi peu de Dieu que du reste; mais les femmes n'y regardent pas de si pr��s. Elles se prennent facilement �� la glu des mots, et chaque fois qu'Amaury r��cite son Credo de l'amour, vous ��tes s?r de voir tout
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