Les femmes dartistes | Page 2

Alphonse Daudet
Ça n'aurait pas l'air
posé, étoffé... Mais pour nous tous, peintres, poëtes, sculpteurs,
musiciens, qui vivons en dehors de la vie, occupés seulement à l'étudier,
à la reproduire, en nous tenant toujours un peu loin d'elle, comme on se
recule d'un tableau pour mieux le voir, je dis que le mariage ne peut
être qu'une exception. À cet être nerveux, exigeant, impressionnable, à
cet homme-enfant qu'on appelle un artiste, il faut un type de femme
spécial, presque introuvable, et le plus sûr est encore de ne pas le
chercher... Ah! comme il avait bien compris cela, ce grand Delacroix
que tu admires tant! Quelle belle existence que la sienne, bornée au mur
de l'atelier, exclusivement vouée à l'art! Je regardais l'autre jour sa
maisonnette de Champrosay et ce petit jardin de curé, rempli de roses,
où il s'est promené tout seul pendant vingt ans! Cela a le calme et
l'étroitesse du célibat... Eh bien, figure-toi Delacroix marié, père de
famille, avec toutes les préoccupations des enfants à élever, de l'argent,
des maladies; crois-tu que son oeuvre serait la même?

Le Poëte.
Tu me cites Delacroix, je te répondrai Victor Hugo... Crois-tu que le
mariage l'a gêné, celui-là, pour écrire tant de livres admirables?...
Le Peintre.
Je pense, en effet, que le mariage ne l'a gêné pour rien du tout... Mais
tous les maris n'ont pas le génie pour se faire pardonner, ni un grand
soleil de gloire pour sécher les larmes qu'ils font répandre... Avec cela
que ce doit être amusant d'être la femme d'un homme de génie. Il y a
des femmes de cantonniers qui sont bien plus heureuses.
Le Poëte.
Singulière chose tout de même que ce plaidoyer contre le mariage fait
par un homme marié et heureux de l'être.
Le Peintre.
Je te répète que je ne parle pas d'après moi. Mon opinion est faite de
toutes les tristesses que j'ai vues ailleurs, de tous ces malentendus si
fréquents dans les ménages d'artistes et causés justement par notre vie
anormale. Regarde ce sculpteur qui, en pleine maturité d'âge et de
talent, vient de s'expatrier, de planter là sa femme, ses enfants.
L'opinion l'a condamné, et certes je ne l'excuserai pas. Et pourtant
comme je m'explique qu'il en soit arrivé là! Voilà un garçon qui adorait
son art, avait le monde et les relations en horreur. La femme, bonne
pourtant et intelligente, au lieu de le soustraire aux milieux qui lui
déplaisaient, l'a condamné pendant dix ans à toutes sortes d'obligations
mondaines. C'est ainsi qu'elle lui faisait faire un tas de bustes officiels,
d'affreux bonshommes à calottes de velours, des femmes fagotées et
sans grâce, qu'elle le dérangeait dix fois par jour pour des visites
importunes, puis tous les soirs lui préparait un habit, des gants clairs, et
le traînait de salon en salon... Tu me diras qu'il aurait pu se révolter,
répondre carrément: «Non!» Mais ne sais-tu pas que le fait même de
nos existences sédentaires nous rend plus que les autres hommes
dépendants du foyer? L'air de la maison nous enveloppe, et, s'il ne s'y

mêle un grain d'idéal, nous alourdit et nous fatigue vite. D'ailleurs
l'artiste met en général tout ce qu'il a de force et d'énergie dans son
oeuvre, et, après ses luttes solitaires et patientes, se trouve sans volonté
contre les minuties de la vie. Avec lui les tyrannies féminines ont beau
jeu. Nul n'est plus facilement dompté, conquis. Seulement, gare! Il ne
faut pas qu'il sente trop le joug. Si un jour ces bandelettes invisibles
dont on l'enveloppe sournoisement serrent un peu trop fort, arrivent à
empêcher l'effort artistique, d'un seul coup il les arrache toutes et,
méfiant de sa propre faiblesse, se sauve comme notre sculpteur par delà
les monts...
La femme de celui-là est restée saisie de ce départ. La malheureuse en
est encore à se demander: «Qu'est-ce que je lui ai fait?» Rien. Elle ne
l'avait pas compris... Car il ne suffit pas d'être bonne et intelligente pour
être la vraie compagne d'un artiste. Il faut encore avoir un tact infini,
une abnégation souriante, et c'est cela qu'il est miraculeux de trouver
chez une femme jeune, ignorante et curieuse de la vie... On est jolie, on
a épousé un homme connu, reçu partout. Dame! on aime aussi à se
montrer un peu à son bras. N'est-ce pas tout naturel? Le mari, au
contraire, devenu plus sauvage depuis qu'il travaille mieux, trouvant
l'heure courte, le métier difficile, se refuse aux exhibitions. Les voilà
malheureux tous deux, et que l'homme cède ou qu'il résiste, sa vie est
désormais dérangée de son courant, de sa tranquillité... Ah! que j'en ai
connu de ces intérieurs disparates où la femme était tantôt bourreau,
tantôt victime, plus souvent bourreau que victime, et presque toujours
sans s'en douter! Tiens, l'autre soir j'étais chez le musicien Dargenty. Il
y
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