le feu prend aux conversations. Au bout d'un moment, j'étais seul à écouter. Alors il a fermé le piano et m'a dit en souriant, d'un air navré: ?C'est toujours comme cela ici... ma femme n'aime pas la musique.? Connais-tu rien de plus terrible? épouser une femme qui n'aime pas votre art... Va, crois-moi, mon cher, ne te maries pas. Tu es seul, tu es libre. Garde précieusement ta solitude et ta liberté.
Le Po?te.
Parbleu! tu en parles à ton aise, toi, de la solitude. Tout à l'heure, quand je serai parti, s'il te vient des idées de travail, auprès de ton feu qui s'éteint tu les poursuivras doucement, sans sentir autour de toi cette atmosphère d'isolement si vaste, si vide que l'inspiration s'y disperse, s'y évapore... Et puis passe encore d'être seul aux heures de travail; mais il y a les moments d'ennui, de découragement, où on doute de soi, de son art. C'est alors qu'on doit être heureux de trouver là, toujours prêt et fidèle, un coeur aimant où l'on peut épancher son chagrin, sans crainte de troubler une confiance, un enthousiasme inaltérables... Et l'enfant... Ce sourire du bébé, qui s'épanouit toujours et sans cause, n'est-il pas le meilleur rajeunissement moral qu'on puisse avoir? Ah! j'ai souvent pensé à cela. Pour nous autres artistes, vaniteux comme tous ceux qui vivent du succès, de cette estime de surface, capricieuse et flottante, qu'on appelle la vogue; pour nous autres surtout, les enfants sont indispensables. Eux seuls peuvent nous consoler de vieillir... Tout ce que nous perdons, c'est l'enfant qui le gagne. Le succès qu'on n'a pas eu, on se dit: ?C'est lui qui l'aura?, et à mesure que les cheveux s'en vont, on a la joie de les voir repousser, frisés, dorés, pleins de vie, sur une petite tête blonde à c?té de soi.
Le Peintre.
Ah! po?te, po?te... as-tu pensé aussi à toutes les becquées qu'il faut mettre au bout d'une plume ou d'un pinceau pour nourrir une couvée?...
Le Po?te.
Enfin, tu auras beau dire, l'artiste est fait pour vivre en famille, et cela est si vrai que ceux d'entre nous qui ne se marient pas s'acoquinent dans des ménages de rencontre, comme ces voyageurs qui, las d'être toujours sans logis, s'installent à la fin dans une chambre d'h?tel et passent toute leur vie sous l'étiquette banale de l'enseigne: ?Ici on loge au mois et à la nuit.?
Le Peintre.
Ceux-là ont bien tort. Ils acceptent tous les ennuis du mariage et n'en conna?tront jamais les joies.
Le Po?te.
Tu avoues donc qu'il y en a quelques-unes?...?
Ici le peintre, au lieu de répondre, se leva, alla chercher parmi des dessins, des esquisses, un manuscrit tout froissé et revenant vers son compagnon:
?Nous pourrions, dit-il, discuter longtemps comme cela sans nous convaincre... Mais puisque, malgré mes observations, tu es décidé à tater du mariage, voici un petit ouvrage que je t'engage à lire. C'est écrit--remarque bien--par un homme marié, très-épris de sa femme, très-heureux dans son intérieur, un curieux qui, passant sa vie au milieu des artistes, s'est amusé à croquer quelques-uns de ces ménages dont je te parlais tout à l'heure. De la première à la dernière ligne de ce livre, tout est vrai, tellement vrai que l'auteur n'a jamais voulu l'imprimer. Lis cela, et viens, me trouver quand tu l'auras lu. Je crois que tu auras changé d'idée:...?
Le po?te prit le cahier et l'emporta chez lui; mais il n'en eut pas le soin désirable, car j'ai pu détacher quelques feuillets de ce petit livre, et je les offre au public effrontément.
* * * * *
I
MADAME HEURTEBISE
Celle-la, certes, n'était pas faite pour épouser un artiste, surtout ce terrible gar?on, passionné, tumultueux, exubérant, qui s'en allait dans la vie le nez en l'air, la moustache hérissée, portant avec cranerie comme un défi à toutes les conventions sottes, à tous les préjugés bourgeois son nom bizarre et fringant de Heurtebise. Comment, par quel miracle, cette petite femme, élevée dans une boutique de bijoutier, derrière des rangées de cha?nes de montres, de bagues enfilées, trouva-t-elle moyen de séduire ce po?te?
Imaginez les graces d'une dame de comptoir, des traits indécis, des yeux froids toujours souriants, une physionomie complaisante et placide, pas de vraie élégance, mais un certain amour du luisant, du clinquant, qu'elle avait pris sans doute à la devanture de son père, et qui lui faisait rechercher les noeuds de satin assorti, les ceintures, les boucles; avec cela des cheveux tirés par le coiffeur, bien lissés de cosmétique, au-dessus d'un petit front têtu, étroit, où l'absence de rides marquait moins la jeunesse qu'une nullité complète d'idées. Ainsi faite, Heurtebise l'aima, la demanda et, comme il avait quelque fortune, n'eut pas de peine à l'obtenir.
Elle, ce qui lui plaisait dans ce mariage, c'était l'idée d'épouser un auteur, un homme connu qui lui donnerait des billets de spectacle autant qu'elle voudrait. Quant à lui,
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