ce temps aussi les Grosses-Babines
continuaient leur scène infernale. De leurs poitrines bondissaient non
plus des chants, mais des beuglements assourdissants; de leurs
tambourins frappés à tour de bras, ils tiraient des notes inimaginables,
qui retentissaient à plusieurs milles à la ronde; et au milieu de ce
hourvari ils se démenaient comme une légion de démons.
C'était un spectacle hideux, capable de glacer de terreur les plus hardis.
Il se prolongea au-delà d'une heure; et, durant ce long intervalle,
l'Indienne fut contrainte de veiller à ce que le cadavre conservât une
position convenable.
La crémation finie, notre misérable héroïne avait les doigts calcinés
jusqu'aux os, le visage et les mains labourés par des cicatrices
profondes.
Son martyre n'était pourtant pas terminé.
De sa main mutilée, il lui fallut recueillir, parmi les charbons
incandescents, les cendres du défunt, et les serrer dans un sac de peau
de vison, orné de broderies, qu'on avait préparé à cet effet.
Cette nouvelle tâche remplie et le sac suspendu à son cou par une
lanière de cuir, la squaw, épuisée, s'évanouit. Ce que voyant les
Grosses-Babines, ils suspendirent leur brouhaha; plusieurs creusèrent
un grand trou, y enterrèrent soigneusement les restes du bûcher, et un
de leurs sorciers s'occupa à rappeler l'Indienne au sentiment.
Ni-a-pa-ah, l'Onde-Pure, tel était le nom de cette Indienne. Elle avait
reçu le jour sur les bords du Saint-Laurent, à Caughnawagha, petit
village situé à trois lieues environ de Montréal, dans le Bas-Canada.
C'est là que se sont réfugiés les derniers débris de la nation iroquoise,
jadis une des plus nombreuses et des plus vaillantes qui existassent sur
le continent américain.
Le sang de Ni-a-pa-ah était pur de tout mélange. Par sa mère, la
fameuse Vipère-Grise, elle descendait de la Chaudière-Noire, ce chef
sanguinaire qui, vers la fin du XVIIe siècle, dévasta si impitoyablement
nos colonies de la Nouvelle-France.
Un an avant le drame que nous venons d'esquisser, Ni-a-pa-ah avait
épousé Nar-go-tou-ké, la Poudre, brave sagamo iroquois, non moins
illustre qu'elle par ses aïeux. Cette union était heureuse, et tout semblait
faire prévoir que la félicité lui tresserait longtemps des couronnes
parfumées, car les deux conjoints s'aimaient tendrement, lorsque leur
quiétude fut à jamais troublée par un coup du sort.
Nar-go-tou-ké était ambitieux. Élevé près d'une grande ville, il avait
reçu quelque instruction, et, quoique l'ennemi des blancs, il ne
répugnait point aux plaisirs que procure la civilisation.
Une fois marié, son penchant pour ces plaisirs augmenta. Mais il était
pauvre, comme la plupart, de ses compatriotes, plus riches en traditions
glorieuses qu'en biens personnels. Pour lui, c'eût été s'abaisser que de
demander la fortune aux moyens que nous employons ordinairement.
Après avoir médité, il résolut de s'enfoncer dans le désert et d'y
entreprendre, pour son compte, la traite des pelleteries.
Nar-go-tou-ké communiqua ce dessein à sa jeune femme. Ni-a-pa-ah ne
voyait que par les yeux de son mari. Elle l'encouragea même dans ses
projets, car elle désirait vivement visiter le pays de leurs ancêtres, les
Grands-Lacs, célèbres par les nombreux exploits guerriers des Iroquois.
Ils partirent donc, malgré les prédictions redoutables de la Vipère-Grise,
qui leur déclara que le malheur les attendait au-delà des sources de
Laduanna[2].
[Note 2: C'est ainsi que les Iroquois appellent le Saint-Laurent.]
Pour ne, pas être en butte aux agressions de la Compagnie de la haie
d'Hudson, qui possédait le monopole exclusif de la traite et des chasses,
depuis le lac Supérieur jusqu'au-delà du Rio-Columba, et de la baie
York jusqu'au Pacifique, Nar-go-tou-ké décida d'aller s'établir sur la
rivière Tacoutche ou Fraser, aujourd'hui si renommée pour ses mines
d'or.
La rivière Tacoutche se déploie entre les 49° et 50° de latitude nord.
Elle pouvait, à cette époque, passer pour la limite des territoires sur
lesquels la Compagnie de la baie d'Hudson exerçait un empire absolu,
puisque cette compagnie avait droit de vie et de mort sur tous les
habitants.
Une factorerie, le fort Langley, établi sur le bord méridional, à huit ou
dix milles de l'embouchure du cours d'eau, lui appartenait.
C'était un comptoir important pour traiter avec les insulaires de Quadra
ou Vancouver et les tribus indigènes cantonnées dans l'intérieur des
terres, à l'est des montagnes Rocheuses.
Après un long et périlleux voyage, qui dura plus de neuf mois,
Nar-go-tou-ké et sa femme arrivèrent au fort Langley. L'intention du
chef iroquois était de se fixer sur la rive septentrionale de la Tacoutche,
afin de ne pas s'exposer à la malveillance des agents de la Compagnie;
et d'avoir près de son campement un débouché pour les pelleteries qu'il
amasserait.
Au poste[3] Langley, il fut parfaitement accueilli par le chef facteur, sir
William King, qui non-seulement l'engagea fort à planter sa tente de
l'autre côté de la rivière, mais promit de lui acheter ses peaux et de lui
fournir les provisions dont il aurait besoin. Il ajouta même qu'il
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