de l'abîme Pour
dire: «C'en est fait, l'homme nous est connu; Nous savons sa douleur et
sa pensée intime Et pour nous, les blasés, tout son être est à nu?» Ah!
ne vous flattez pas, il pourrait vous surprendre[3]...
[Note 3: Encore.]
Voyez-vous poindre les Stances, les Épreuves, les Solitudes, les Vaines
tendresses et toutes ces merveilles de psychologie qui durent
surprendre,--car la poésie ne nous y avait pas habitués, et un certain
degré de subtilité dans l'analyse semblait hors de son atteinte?
Le pinceau n'est trempé qu'aux sept couleurs du prisme. Sept notes
seulement composent le clavier... Faut-il plus au poète? Et ses chants,
pour matière, N'ont-ils pas la science aux sévères beautés, Toute
l'histoire humaine et la nature entière[4]?
[Note 4: Encore.]
N'est-ce pas l'annonce de plusieurs sonnets des Épreuves, des Destins,
du Zénith et de la Justice?
En attendant, le poète jette sur la vie un regard sérieux et superbe. Il
voit le mal, il voit la souffrance, il s'insurge contre les injustices et les
gênes de l'état social (le Joug); mais il ne désespère point de l'avenir et
il attend la cité définitive des jours meilleurs (Dans la rue, la Parole).
Même le poème grandiose et sombre de l'Amérique, cette histoire du
mal envahissant, avec la science, le nouveau monde après l'ancien et ne
laissant plus aucun refuge au juste, finit par une parole confiante. Le
poète salue et bénit les Voluptés, «reines des jeunes hommes», sans
lesquelles rien de grand ne se fait, révélatrices du beau, provocatrices
des actes héroïques et instigatrices des chefs-d'oeuvre. Lui-même sent
au coeur leur morsure féconde; il se sait poète, il désire la gloire et
l'avoue noblement, comme faisaient les poètes anciens (l'Ambition).
Enfin, dans une pièce célèbre, vraiment jeune et vibrante et d'une
remarquable beauté de forme, il gourmande Alfred de Musset sur ses
désespoirs égoïstes et pour s'être désintéressé de la chose publique; il
exalte le travail humain, il prêche l'action, il veut que la poésie soit
croyante à l'homme et qu'elle le fortifie au lieu d'aviver ses chères
plaies cachées. «L'action! l'action!» c'est le cri qui sonne dans ces
poèmes marqués d'une sorte de positivisme religieux.
Une réflexion vous vient: était-ce bien la peine de tant reprocher à
Musset sa tristesse et son inertie? Y a-t-il donc tant de joie dans
l'oeuvre de Sully-Prudhomme? Et qu'a-t-il fait, cet apôtre de l'action,
que ronger son coeur et écrire d'admirables vers? Il est vrai que ce
travail en vaut un autre. Et puis, s'il n'est pas arrivé à une vue des
choses beaucoup plus consolante que l'auteur de Rolla, au moins est-ce
par des voies très différentes; sa mélancolie est d'une autre nature,
moins vague et moins lâche, plus consciente de ses causes, plus digne
d'un homme.
La forme des Poèmes n'est pas plus romantique que le fond. Les autres
poètes de ces vingt dernières années tiennent, au moins par leurs débuts,
à l'école parnassienne, qui se rattache elle-même au romantisme. M.
Sully-Prudhomme semble inaugurer une époque. Si on lui cherche des
ascendants, on pourra trouver que, poète psychologue, il fait songer un
peu à Sainte-Beuve, et, poète philosophe, à Vigny vieillissant. Mais on
dirait tout aussi justement que son inspiration ne se réclame de rien
d'antérieur, nul poète n'ayant tant analysé ni tant pensé, ni rendu plus
complètement les délicatesses de son coeur et les tourments de son
intelligence, ni mieux exprimé, en montrant son âme, ce qu'il y a de
plus original et de meilleur dans celle de sa génération. Il y fallait une
langue précise: celle de Sully-Prudhomme l'est merveilleusement. Elle
semble procéder de l'antiquité classique, qu'il a beaucoup pratiquée. On
trouve souvent dans les Poèmes le vers d'André Chénier, celui de
l'Invention et de l'Hermès.--Mais le style des Poèmes, quoique fort
travaillé, a un élan, une allure oratoire que réprimeront bientôt le goût
croissant de la concision et l'enthousiasme décroissant. Le poète, très
jeune, au sortir de beaux rêves philosophiques, crédule aux
constructions d'Hegel (l'Art) et, d'autre part, induit par la compression
du second Empire aux songes humanitaires et aux professions de foi
qui sont des protestations, se laisse aller à plus d'espoir et d'illusion
qu'il ne s'en permettra dans la suite et, conséquence naturelle, verse çà
et là dans l'éloquence.
J'avais tort de dire qu'il ne doit rien aux parnassiens. C'est à cette
époque qu'il fréquenta leur cénacle et qu'il y eut (si on veut croire la
modestie de ses souvenirs) la révélation du vers plastique, de la
puissance de l'épithète, de la rime parfaite et rare. Si donc le Parnasse
n'eut jamais aucune influence sur son inspiration, il put en avoir sur la
forme de son vers. Il accrut son goût de la justesse recherchée et
frappante. Ce soin curieux et précieux qu'apportaient les «impassibles»
à rendre soit les objets extérieurs, soit des sentiments archaïques
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.