Les compagnons de Jéhu | Page 9

Alexandre Dumas
lassitude du sang!
Elle en était donc revenue, sinon au besoin de la royauté, du moins au
désir d'un gouvernement fort, dans lequel elle pût mettre sa confiance,
sur lequel elle pût s'appuyer, qui agît pour elle et qui lui permît de se
reposer elle-même pendant qu'il agissait.
À la place de ce gouvernement vaguement désiré, elle avait le faible et

irrésolu Directoire, composé pour le moment du voluptueux Barras, de
l'intrigant Sieyès, du brave Moulins, de l'insignifiant Roger Ducos et de
l'honnête, mais un peu trop naïf, Gohier.
Il en résultait une dignité médiocre au dehors et une tranquillité fort
contestable au dedans.
Il est vrai qu'au moment où nous en sommes arrivés, nos armées, si
glorieuses pendant les campagnes épiques de 1796 et 1797, un instant
refoulées vers la France par l'incapacité de Scherer à Vérone et à
Cassano, et par la défaite et la mort de Joubert à Novi, commencent à
reprendre l'offensive. Moreau a battu Souvaroff à Bassignano; Brune a
battu le duc d'York et le général Hermann à Bergen; Masséna a anéanti
les Austro-Russes à Zurich; Korsakov s'est sauvé à grand-peine et
l'Autrichien Hotz ainsi que trois autres généraux ont été tués, et cinq
faits prisonniers.
Masséna a sauvé la France à Zurich, comme, quatre-vingt-dix ans
auparavant, Villars l'avait sauvée à Denain.
Mais, à l'intérieur, les affaires n'étaient point en si bon état, et le
gouvernement directorial était, il faut le dire, fort embarrassé entre la
guerre de la Vendée et les brigandages du Midi, auxquels, selon son
habitude, la population avignonnaise était loin de rester étrangère.
Sans doute, les deux voyageurs qui descendirent de la chaise de poste,
arrêtée à la porte de l'hôtel du Palais-Royal, avaient-ils quelque raison
de craindre la situation d'esprit dans laquelle se trouvait la population,
toujours agitée, de la ville papale, car, un peu au-dessus d'Orgon, à
l'endroit où trois chemins se présentent aux voyageurs -- l'un
conduisant à Nîmes, le second à Carpentras, le troisième à Avignon --
le postillon avait arrêté ses chevaux, et, se retournant, avait demandé:
-- Les citoyens passent-ils par Avignon ou par Carpentras?
-- Laquelle des deux routes est la plus courte? avait demandé, d'une
voix brève et stridente, l'aîné des deux voyageurs, qui, quoique
visiblement plus vieux de quelques mois, était à peine âgé de trente ans.

-- Oh! la route d'Avignon, citoyen, d'une bonne lieue et demie au
moins.
-- Alors, avait-il répondu, suivons la route d'Avignon.
Et la voiture avait repris un galop qui annonçait que les citoyens
voyageurs, comme les appelait le postillon, quoique la qualification de
monsieur commençât à rentrer dans la conversation, payaient au moins
trente sous de guides.
Ce même désir de ne point perdre de temps se manifesta à l'entrée de
l'hôtel.
Ce fut toujours le plus âgé des deux voyageurs qui, là comme sur la
route, prit la parole. Il demanda si l'on pouvait dîner promptement, et la
forme dont était faite la demande indiquait qu'il était prêt à passer sur
bien des exigences gastronomiques, pourvu que le repas demandé fût
promptement servi.
-- Citoyen, répondit l'hôte qui, au bruit de la voiture, était accouru, la
serviette à la main, au-devant des voyageurs, vous serez rapidement et
convenablement servis dans votre chambre; mais si je me permettais de
vous donner un conseil...
Il hésita.
-- Oh! donnez! donnez! dit le plus jeune des deux voyageurs, prenant la
parole pour la première fois.
-- Eh bien, ce serait de dîner tout simplement à table d'hôte, comme fait
en ce moment le voyageur qui est attendu par cette voiture tout attelée;
le dîner y est excellent et tout servi.
L'hôte, en même temps, montrait une voiture organisée de la façon la
plus confortable, et attelée, en effet, de deux chevaux qui frappaient du
pied tandis que le postillon prenait patience, en vidant, sur le bord de la
fenêtre, une bouteille de vin de Cahors.

Le premier mouvement de celui à qui cette offre était faite fut négatif;
cependant, après une seconde de réflexion, le plus âgé des deux
voyageurs, comme s'il fut revenu sur sa détermination première, fit un
signe interrogateur à son compagnon.
Celui-ci répondit d'un regard qui signifiait: «Vous savez bien que je
suis à vos ordres.»
-- Eh bien, soit, dit celui qui paraissait chargé de prendre l'initiative,
nous dînerons à table d'hôte.
Puis, se retournant vers le postillon qui, chapeau bas, attendait ses
ordres:
-- Que dans une demi-heure au plus tard, dit-il, les chevaux soient à la
voiture.
Et, sur l'indication du maître d'hôtel, tous deux entrèrent dans la salle à
manger, le plus âgé des deux marchant le premier, l'autre le suivant.
On sait l'impression que produisent, en général, de nouveaux venus à
une table d'hôte. Tous les regards se tournèrent vers les arrivants; la
conversation, qui paraissait assez animée, fut interrompue.
Les
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