les femmes,
afin qu'il expiât les blasphèmes qu'il avait prononcés contre le pape, lui
découpaient, disons mieux, lui festonnaient les lèvres avec leurs
ciseaux.
Et de tout ce groupe effroyable sortait un cri ou plutôt un râle; ce râle
disait:
-- Au nom du ciel! au nom de la Vierge! au nom de l'humanité!
tuez-moi tout de suite.
Ce râle fut entendu: d'un commun accord, les assassins s'éloignèrent.
On laissa le malheureux, sanglant, défiguré, broyé, savourer son
agonie.
Elle dura cinq heures pendant lesquelles, au milieu des éclats de rire,
des insultes et des railleries de la foule, ce pauvre corps palpita sur les
marches de l’autel.
Voilà comment on tue à Avignon. Attendez; il y a une autre façon
encore.
Un homme du parti français eut l'idée d'aller au mont-de-piété et de
s'informer.
Tout y était en bon état, il n'en était pas sorti un couvert d'argent.
Ce n'était donc pas comme complice d'un vol que Lescuyer venait
d'être si cruellement assassiné: c'était comme patriote.
Il y avait en ce moment à Avignon un homme qui disposait de la
populace.
Tous ces terribles meneurs du Midi ont conquis une si fatale célébrité,
qu'il suffit de les nommer pour que chacun, même les moins lettrés, les
connaisse.
Cet homme, c'était Jourdan.
Vantard et menteur, il avait fait croire aux gens du peuple que c'était lui
qui avait coupé le cou au gouverneur de la Bastille.
Aussi l'appelait-on Jourdan Coupe-Tête. Ce n'était pas son nom: il
s'appelait Mathieu Jouve. Il n'était pas Provençal, il était du
Puy-en-Velay. Il avait d'abord été muletier sur ces âpres hauteurs qui
entourent sa ville natale, puis soldat sans guerre, la guerre l'eût
peut-être rendu plus humain; puis cabaretier à Paris.
À Avignon, il était marchand de garance.
Il réunit trois cents hommes, s'empara des portes de la ville, y laissa la
moitié de sa troupe, et, avec le reste, marcha sur l'église des Cordeliers,
précédé de deux pièces de canon. Il les mit en batterie devant l'église et
tira tout au hasard.
Les assassins se dispersèrent comme une nuée d'oiseaux effarouchés,
laissant quelques morts sur les degrés de l'église.
Jourdan et ses hommes enjambèrent par-dessus les cadavres et entrèrent
dans le saint lieu.
Il n'y restait plus que la Vierge et le malheureux Lescuyer respirant
encore.
Jourdan et ses camarades se gardèrent bien d'achever Lescuyer: son
agonie était un suprême moyen d'excitation. Ils prirent ce reste de
vivant, ces trois quarts de cadavre, et l'emportèrent saignant, pantelant,
râlant.
Chacun fuyait à cette vue, fermant portes et fenêtres.
Au bout d'une heure, Jourdan et ses trois cents hommes étaient maîtres
de la ville.
Lescuyer était mort, mais peu importait; on n'avait plus besoin de son
agonie.
Jourdan profita de la terreur qu'il inspirait, et arrêta ou fit arrêter
quatre-vingts personnes à peu près, assassins ou prétendus assassins de
Lescuyer.
Trente peut-être n'avaient pas même mis le pied dans l'église; mais,
quand on trouve une bonne occasion de se défaire de ses ennemis, il
faut en profiter; les bonnes occasions sont rares.
Ces quatre-vingts personnes furent entassées dans la tour Trouillas.
On l'a appelée historiquement la tour de la Glacière.
Pourquoi donc changer ce nom de la tour Trouillas? Le nom est
immonde et va bien à l'immonde action qui devait s'y passer.
C'était le théâtre de la torture inquisitionnelle.
Aujourd'hui encore on y voit, le long des murailles, la grasse suie qui
montait avec la fumée du bûcher où se consumaient les chairs humaines;
aujourd'hui encore, on vous montre le mobilier de la torture
précieusement conservé: la chaudière, le four, les chevalets, les chaînes,
les oubliettes et jusqu'à des vieux ossements, rien n'y manque.
Ce fut dans cette tour, bâtie par Clément V, que l'on enferma les
quatre-vingts prisonniers.
Ces quatre-vingts prisonniers faits et enfermés dans la tour Trouillas,
on en fut bien embarrassé.
Par qui les faire juger?
Il n'y avait de tribunaux légalement constitués que les tribunaux du
pape.
Faire tuer ces malheureux comme ils avaient tué Lescuyer?
Nous avons dit qu'il y en avait un tiers, une moitié peut-être, qui non
seulement n'avaient point pris part à l'assassinat, mais qui même
n'avaient pas mis le pied dans l'église.
Les faire tuer! La tuerie passerait sur le compte des représailles.
Mais pour tuer ces quatre-vingts personnes, il fallait un certain nombre
de bourreaux.
Une espèce de tribunal, improvisé par Jourdan, siégeait dans une des
salles du palais: il avait un greffier nommé Raphel, un président moitié
Italien, moitié Français, orateur en patois populaire, nommé Barbe
Savournin de la Roua; puis trois ou quatre pauvres diables; un
boulanger, un charcutier; les noms se perdent dans l'infimité des
conditions.
C'étaient ces gens-là qui criaient:
-- Il faut les tuer tous; s'il s'en sauvait un seul, il servirait de témoin.
Mais, nous l'avons dit, les tueurs manquaient.
À peine avait-on
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