En effet, les hommes n'ont point changé selon le coeur et selon les passions; ils sont encore tels qu'ils étaient alors et qu'ils sont marqués dans Théophraste: vains, dissimulés, flatteurs, intéressés, effrontés, importuns, défiants, médisants, querelleux, superstitieux.
Il est vrai, Athènes était libre; c'était le centre d'une république; ses citoyens étaient égaux; ils ne rougissaient point l'un de l'autre; ils marchaient presque seuls et à pied dans une ville propre, paisible et spacieuse, entraient dans les boutiques et dans les marchés, achetaient eux-mêmes les choses nécessaires; l'émulation d'une cour ne les faisait point sortir d'une vie commune; ils réservaient leurs esclaves pour les bains, pour les repas, pour le service intérieur des maisons, pour les voyages; ils passaient une partie de leur vie dans les places, dans les temples, aux amphithéatres, sur un port, sous des portiques, et au milieu d'une ville dont ils étaient également les ma?tres. Là le peuple s'assemblait pour délibérer des affaires publiques; ici il s'entretenait avec les étrangers; ailleurs les philosophes tant?t enseignaient leur doctrine, tant?t conféraient avec leurs disciples. Ces lieux étaient tout à la fois la scène des plaisirs et des affaires. Il y avait dans ces moeurs quelque chose de simple et de populaire, et qui ressemble peu aux n?tres, je l'avoue; mais cependant quels hommes en général que les Athéniens, et quelle ville qu'Athènes! quelles lois! quelle police! quelle valeur! quelle discipline! quelle perfection dans toutes les sciences et dans tous les arts! mais quelle politesse dans le commerce ordinaire et dans le langage! Théophraste, le même Théophraste dont l'on vient de dire de si grandes choses, ce parleur agréable, cet homme qui s'exprimait divinement, fut reconnu étranger et appelé de ce nom par une simple femme de qui il achetait des herbes au marché, et qui reconnut, par je ne sais quoi d'attique qui lui manquait et que les Romains ont depuis appelé urbanité, qu'il n'était pas Athénien; et Cicéron rapporte que ce grand personnage demeura étonné de voir qu'ayant vieilli dans Athènes, possédant si parfaitement le langage attique et en ayant acquis l'accent par une habitude de tant d'années, il ne s'était pu donner ce que le simple peuple avait naturellement et sans nulle peine. Que si l'on ne laisse pas de lire quelquefois, dans ce traité des Caractères, de certaines moeurs qu'on ne peut excuser et qui nous paraissent ridicules, il faut se souvenir qu'elles ont paru telles à Théophraste, qu'il les a regardées comme des vices dont il a fait une peinture na?ve, qui fit honte aux Athéniens et qui servit à les corriger.
Enfin, dans l'esprit de contenter ceux qui re?oivent froidement tout ce qui appartient aux étrangers et aux anciens, et qui n'estiment que leurs moeurs, on les ajoute à cet ouvrage. L'on a cru pouvoir se dispenser de suivre le projet de ce philosophe, soit parce qu'il est toujours pernicieux de poursuivre le travail d'autrui, surtout si c'est d'un ancien ou d'un auteur d'une grande réputation; soit encore parce que cette unique figure qu'on appelle description ou énumération, employée avec tant de succès dans ces vingt-huit chapitres des Caractères, pourrait en avoir un beaucoup moindre, si elle était traitée par un génie fort inférieur à celui de Théophraste.
Au contraire, se ressouvenant que, parmi le grand nombre des traités de ce philosophe rapportés par Diogène La?rce, il s'en trouve un sous le titre de Proverbes, c'est-à-dire de pièces détachées, comme des réflexions ou des remarques, que le premier et le plus grand livre de morale qui ait été fait porte ce même nom dans les divines écritures, on s'est trouvé excité par de si grands modèles à suivre selon ses forces une semblable manière d'écrire des moeurs; et l'on n'a point été détourné de son entreprise par deux ouvrages de morale qui sont dans les mains de tout le monde, et d'où, faute d'attention ou par un esprit de critique, quelques-uns pourraient penser que ces remarques sont imitées.
L'un, par l'engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la religion, fait conna?tre l'ame, ses passions, ses vices, traite les grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre l'homme chrétien. L'autre, qui est la production d'un esprit instruit par le commerce du monde et dont la délicatesse était égale à la pénétration, observant que l'amour-propre est dans l'homme la cause de tous ses faibles, l'attaque sans relache, quelque part où il le trouve; et cette unique pensée, comme multipliée en mille manières différentes, a toujours, par le choix des mots et par la variété de l'expression, la grace de la nouveauté.
L'on ne suit aucune de ces routes dans l'ouvrage qui est joint à la traduction des Caractères; il est tout différent des deux autres que je viens de toucher: moins sublime que le premier et moins délicat que le second, il ne tend
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