Les Voyages de Gulliver | Page 5

Jonathan Swift
devait monter avec plusieurs des principaux seigneurs de sa cour pour avoir la commodité de me regarder à son aise. On compte qu'il y eut plus de cent mille habitants qui sortirent de la ville, attirés par la curiosité, et, malgré mes gardes, je crois qu'il n'y aurait pas eu moins de dix mille hommes qui, à différentes fois, auraient monté sur mon corps par des échelles, si on n'e?t publié un arrêt du conseil d'état pour le défendre. On ne peut s'imaginer le bruit et l'étonnement du peuple quand il me vit debout et me promener: les cha?nes qui tenaient mon pied gauche étaient environ de six pieds de long, et me donnaient la liberté d'aller et de venir dans un demi-cercle.

Chapitre II
L'empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs de ses courtisans, vient pour voir l'auteur dans sa prison. Description de la personne et de l'habit de Sa Majesté. Gens savants nommés pour apprendre la langue à l'auteur. Il obtient des graces par sa douceur. Ses poches sont visitées.
L'empereur, à cheval, s'avan?a un jour vers moi, ce qui pensa lui co?ter cher: à ma vue, son cheval, étonné, se cabra; mais ce prince, qui est un cavalier excellent, se tint ferme sur ses étriers jusqu'à ce que sa suite accour?t et pr?t la bride. Sa Majesté, après avoir mis pied à terre, me considéra de tous c?tés avec une grande admiration, mais pourtant se tenant toujours, par précaution, hors de la portée de ma cha?ne.
L'impératrice, les princes et princesses du sang, accompagnés de plusieurs dames, s'assirent à quelque distance dans des fauteuils. L'empereur est plus grand qu'aucun de sa cour, ce qui le fait redouter par ceux qui le regardent; les traits de son visage sont grands et males, avec une lèvre épaisse et un nez aquilin; il a un teint d'olive, un air élevé, et des membres bien proportionnés, de la grace et de la majesté dans toutes ses actions. Il avait alors passé la fleur de sa jeunesse, étant agé de vingt-huit ans et trois quarts, dont il en avait régné environ sept. Pour le regarder avec plus de commodité je me tenais couché sur le c?té, en sorte que mon visage p?t être parallèle au sien; et il se tenait à une toise et demie loin de moi. Cependant, depuis ce temps-là, je l'ai eu plusieurs fois dans ma main; c'est pourquoi je ne puis me tromper dans le portrait que j'en fais. Son habit était uni et simple, et fait moitié à l'asiatique et moitié à l'européenne; mais il avait sur la tête un léger casque d'or, orné de joyaux et d'un plumet magnifique. Il avait son épée nue à la main, pour se défendre en cas que j'eusse brisé mes cha?nes; cette épée était presque longue de trois pouces; la poignée et le fourreau étaient d'or et enrichis de diamants. Sa voix était aigre, mais claire et distincte, et je le pouvais entendre aisément, même quand je me tenais debout; Les dames et les courtisans étaient tous habillés superbement; en sorte que la place qu'occupait toute la cour paraissait à mes yeux comme une belle jupe étendue sur la terre, et brodée de figures d'or et d'argent. Sa Majesté impériale me fit l'honneur de me parler souvent; et je lui répondis toujours; mais nous ne nous entendions ni l'un ni l'autre.
Au bout de deux heures, la cour se retira, et on me laissa une forte garde pour empêcher l'impertinence, et peut-être la malice de la populace, qui avait beaucoup d'impatience de se rendre en foule autour de moi pour me voir de près. Quelques-uns d'entre eux eurent l'effronterie et la témérité de me tirer des flèches, dont une pensa me crever l'oeil gauche. Mais le colonel fit arrêter six des principaux de cette canaille, et ne jugea point de peine mieux proportionnée à leur faute que de les livrer liés et garrottés dans mes mains. Je les pris donc dans ma main droite et en mis cinq dans la poche de mon justaucorps, et à l'égard du sixième, je feignis de le vouloir manger tout vivant. Le pauvre petit homme poussait des hurlements horribles, et le colonel avec ses officiers étaient fort en peine, surtout quand ils me virent tirer mon canif. Mais-je fis bient?t cesser leur frayeur, car, avec un air doux et humain, coupant promptement les cordes dont il était garrotté, je le mis doucement à terre, et il prit la fuite. Je traitai les autres de la même fa?on, les tirant successivement l'un après l'autre de ma poche. Je remarquai avec plaisir que les soldats et le peuple avaient été très touchés de cette action d'humanité, qui fut rapportée à la cour d'une manière très avantageuse, et qui me fit honneur.
La nouvelle de l'arrivée d'un homme prodigieusement grand, s'étant répandue dans tout
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