Les Voyages de Gulliver | Page 9

Jonathan Swift
fois faire le saut périlleux
(que nous appelons le somerset) sur une petite planche de bois attachée
à une corde qui n'est pas plus grosse qu'une ficelle ordinaire.
Ces divertissements causent souvent des accidents funestes, dont la
plupart sont enregistrés dans les archives impériales. J'ai vu moi-même
deux ou trois prétendants s'estropier; mais le péril est beaucoup plus
grand quand les ministres reçoivent ordre de signaler leur adresse; car,
en faisant des efforts extraordinaires pour se surpasser eux-mêmes et
pour l'emporter sur les autres, ils font presque toujours des chutes
dangereuses.
On m'assura qu'un an avant mon arrivée, Flimnap se serait
infailliblement cassé la tête en tombant, si un des coussins du roi ne
l'eût préservé.
Il y a un autre divertissement qui n'est que pour l'empereur,
l'impératrice et pour le premier ministre. L'empereur met sur une table
trois fils de soie très déliés, longs de six pouces; l'un est cramoisi, le
second jaune, et le troisième blanc. Ces fils sont proposés comme prix à
ceux que l'empereur veut distinguer par une marque singulière de sa
faveur. La cérémonie est faite dans la grand'chambre d'audience de Sa
Majesté, où les concurrents sont obligés de donner une preuve de leur
habileté, telle que je n'ai rien vu de semblable dans aucun autre pays de
l'ancien ou du nouveau monde.
L'empereur tient un bâton, les deux bouts parallèles à l'horizon, tandis
que les concurrents, s'avançant successivement, sautent par-dessus le
bâton. Quelquefois l'empereur tient un bout et son premier ministre
tient l'autre; quelquefois le ministre le tient tout seul. Celui qui réussit
le mieux et montre plus d'agilité et de souplesse en sautant est
récompensé de la soie cramoisie; la jaune est donnée au second, et la
blanche au troisième. Ces fils, dont ils font des baudriers, leur servent
dans la suite d'ornement et, les distinguant du vulgaire, leur inspirent
une noble fierté.
L'empereur ayant un jour donné ordre à une partie de son armée, logée

dans sa capitale et aux environs, de se tenir prête, voulut se réjouir
d'une façon très singulière. Il m'ordonna de me tenir debout comme un
autre colosse de Rhodes, mes pieds aussi éloignés l'un de l'autre que je
les pourrais étendre commodément; ensuite il commanda à son général,
vieux capitaine fort expérimenté, de ranger les troupes en ordre de
bataille et de les faire passer en revue entre mes jambes, l'infanterie par
vingt-quatre de front, et la cavalerie par seize, tambours battants,
enseignes déployées et piques hautes. Ce corps était composé de trois
mille hommes d'infanterie et de mille de cavalerie.
Sa Majesté prescrivit, sous peine de mort, à tous les soldats d'observer
dans la marche la bienséance la plus exacte envers ma personne, ce qui
n'empêcha pas quelques-uns des jeunes officiers de lever les yeux en
haut pendant qu'ils passaient au-dessous de moi. Et, pour confesser la
vérité, ma culotte était alors en si mauvais état qu'elle leur donna
l'occasion d'éclater de rire.
J'avais présenté ou envoyé tant de mémoires ou de requêtes pour ma
liberté, que Sa Majesté, à la fin, proposa l'affaire, premièrement au
conseil des dépêches, et puis au Conseil d'État, où il n'y eut
d'opposition que de la part du ministre Skyresh Bolgolam, qui jugea à
propos, sans aucun sujet, de se déclarer, contre moi; mais tout le reste
du conseil me fut favorable, et l'empereur appuya leur avis. Ce ministre,
qui était galbet, c'est-à-dire grand amiral, avait mérité la confiance de
son maître par son habileté dans les affaires; mais il était d'un esprit
aigre et fantasque. Il obtint que les articles touchant les conditions
auxquelles je devais être mis en liberté seraient dressés par lui-même.
Ces articles me furent apportés par Skyresh Bolgolam en personne,
accompagné de deux sous-secrétaires et de plusieurs gens de distinction.
On me dit d'en promettre l'observation par serment, prêté d'abord à la
façon de mon pays, et ensuite à la manière ordonnée par leurs lois, qui
fut de tenir l'orteil de mon pied droit dans ma main gauche, de mettre le
doigt du milieu de ma main droite sur le haut de ma tête, et le pouce sur
la pointe de mon oreille droite. Mais, comme le lecteur peut être
curieux de connaître le style de cette cour et de savoir les articles
préliminaires de ma délivrance, j'ai fait une traduction de l'acte entier
mot pour mot:

«Golbasto momaren eulamé gurdilo shefin mully ully gué, très puissant
empereur de Lilliput, les délices et la terreur de l'univers, dont les États
s'étendent à cinq mille blustrugs (c'est-à-dire environ six lieues en
circuit) aux extrémités du globe, souverain de tous les souverains, plus
haut que les fils des hommes, dont les pieds pressent la terre jusqu'au
centre, dont la tête touche le soleil, dont un clin d'oeil fait trembler les
genoux des potentats, aimable comme le printemps, agréable comme
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