Mais déjà, d'un mouvement affectueux, Hermann tendait la main au
prince Renaud, un grand garçon dégingandé, au front vaste et aux yeux
très beaux, qui, balbutiant un peu, semblait chercher une phrase et finit
par dire doucement:
--Je te plains, mon pauvre Hermann.
--Merci, mon cher cousin, fit simplement le prince héritier. Et merci
d'être venu: cela a dû te coûter un véritable effort.
Renaud s'éloigna, l'allure à la fois dédaigneuse et inquiète, comme un
homme déshabitué de ces cérémonies. Au lieu de l'uniforme de gala
auquel il avait droit, il portait un habit de cour tout uni et très sec et
paraissait un peu gêné maintenant d'une simplicité de costume qui
faisait tache parmi toutes ces chamarrures.
Au moment où Renaud passait devant la double rangée des demoiselles
d'honneur de la princesse royale:
--Vous n'avez pas l'air de vous amuser beaucoup, monseigneur,
chuchota derrière lui une voix de femme.
Renaud se retourna. Celle qui l'interpellait avec cette familiarité gentille
était une frêle personne; de figure délicate, avec des yeux pâles et de
lourds cheveux d'un roux doré.
--Et vous, mademoiselle Frida? dit le prince, très cordial et comme se
retrouvant en connaissance.
--Oh! moi, j'ai l'habitude... Vous arrivez de France, monseigneur?
--J'étais à Paris le mois dernier, mademoiselle.
--Qu'y avez-vous vu de nouveau?
--Pas grand'chose. Paris a maintenant son métropolitain. Ça lui donne
l'air moins petite ville, mais ça gâte bien ses paysages, qui étaient si
jolis! Et on ne s'en écrase pas moins au carrefour Montmartre.
--Et qu'est-ce qu'on fait, à Paris?
--Des choses assez curieuses. La vogue y est au socialisme et aux
sciences occultes, comme elle était, il y a cent vingt ans, à la
Révolution et au baquet de Mesmer. On tolstoïse et on s'attendrit sur le
quatrième État. Il y a eu, coup sur coup, deux ou trois grèves on ne peut
plus gaies et qui ont été à la mode même dans les salons. Cela a amené,
un peu partout, d'énormes désastres financiers. Joignez à cela une série
de mauvaises récoltes, un climat profondément bouleversé: pas un
printemps depuis quinze années. L'argent manque. On ne s'en amuse, je
crois, que plus furieusement. Chacun semble dire: «Après moi, la fin du
monde.»
--Oui... la fin du vieux monde...
Frida dit ces mots d'un accent presque solennel, comme se parlant à
elle-même et poursuivant un rêve intérieur.
Renaud répondit:
--Peut-être.
El, après un instant de silence:
--Si je ne me trompe, vous avez habité la France, mademoiselle?
--Oui, pendant trois ans.
--Et vous l'aimez?
--De tout mon coeur.
--Pourquoi?
--Parce que c'est le pays où j'ai trouvé, en somme, le moins d'hypocrisie
et le plus de bonté. Et puis tout y arrive cent ans plus tôt qu'ailleurs.
Insensiblement, Frida et le prince Renaud avaient élevé la voix, et le
murmure de leur causerie s'était fait perceptible dans le sourd brouhaha
de la cérémonie.
--Eh bien! mademoiselle de Thalberg? jeta à mi-voix la princesse
Wilhelmine.
La jeune fille rougit et se tut. Au moment où la princesse admonestait
Frida, le prince Hermann, sur son coin d'estrade, eut un froncement de
sourcils et, distrait, oublia de répondre au compliment de l'ambassadeur
d'Allemagne.
Les demoiselles d'honneur défilèrent à leur tour. Arrivée devant
Hermann, Frida eut un salut un peu plus profond et prolongé que celui
de ses compagnes; mais, quand elle releva la tête, on eût dit qu'elle
évitait les yeux du prince, qui, de son côté, paraissait examiner avec
une singulière attention une bataille de Raguse peinte, en face, sur la
muraille.
Or, tandis que se déroulait la procession somptueuse et morne des
princes, des ministres, des ambassadeurs et des chambellans, le vieux
roi Christian avait paru s'assoupir dans son fauteuil.
Le vieux roi se souvenait. Cette cérémonie sans joie, où l'on sentait
partout quelque chose de contraint, une défiance et un découragement,
lui en rappelait une autre, magnifique et chaude celle-là, la fête de son
couronnement, où toute l'Alfanie, peuple, bourgeoisie, noblesse, avait
réellement communié dans une pensée unanime. Comme c'était beau!
et de quelle invincible espérance il s'était senti soulever! Avec quelle
foi, quelle conscience assurée de sa mission providentielle et de
l'onction divine récente sur son jeune front il avait entrepris sa tâche de
roi!
Il y avait tout sacrifié; il avait retranché de ses affections naturelles tout
ce qui ne s'accordait pas avec son devoir souverain et tout ce qui eût pu
l'en détourner. Il avait presque ignoré la volupté, évitant les femmes,
n'en voulant distinguer aucune. Son mariage, tout politique, n'avait été
que la sanction d'un traité d'alliance avec un pays voisin. Et, pendant
trente ans, il avait patiemment subi une femme bonne, sans doute, et,
comme lui, pénétrée des devoirs de sa charge, mais sans grâce, de vertu
rigide et de dévotion étroite.
Tout d'abord, son zèle et son abnégation étaient récompensés. Une
guerre avec
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