Les Maîtres sonneurs | Page 5

George Sand
m'y
voilà, apprenez, mon voisin, que l'aubergiste de Saint-Chartier cherche
une servante; il paye un bon gage, trente écus par an! et il y a les profits,
qui montent environ à la moitié. Avec ça, forte et réveillée comme je
me sens d'être, en dix années, j'aurai fait fortune, je me serai donné de
l'aise pour mes vieux jours, et j'en pourrai laisser à mon pauvre enfant.
Qu'est-ce que vous en dites?
Le père Brulet pensa un peu et répondit:
--Vous avez tort, ma voisine; vrai, vous avez tort!
La Mariton songea aussi un peu, et, comprenant bien l'idée du vieux:
--Sans doute, sans doute, dit-elle. Une femme, dans une auberge de
campagne, est exposée au blâme; et quand même elle se comporte
sagement, on n'y croit point. Pas vrai, voilà ce que vous dites? Eh bien,
que voulez-vous? Ça m'ôtera tout à fait la chance de me remarier; mais
ce qu'on souffre pour ses enfants, on ne le regrette point, et mêmement
on se réjouit quasiment des peines.
--C'est qu'il y a pis que des peines, dit mon oncle, il y a des hontes, et
ça retombe sur les enfants.
La Mariton soupira:

--Oui, dit-elle, on est journellement exposée à des affronts dans ces
maisons-là; il faut toujours se garer, se défendre... Si on se fâche trop et
que ça repousse la pratique, les maîtres ne sont point contents.
--Mêmement, dit le vieux, il y en a qui cherchent des femmes de bonne
mine et de belle humeur comme vous pour achalander leur cave, et il ne
faut quelquefois qu'une servante bien hardie pour qu'un aubergiste fasse
de meilleures affaires que son voisin.
--Savoir! reprit la voisine. On peut être gaie, accorte et preste à servir le
monde, sans se laisser offenser...
--On est toujours offensée en mauvaises paroles, dit le père Brulet, et ça
doit coûter gros à une honnête femme de s'habituer à ces manières-là.
Songez donc comme votre fils en sera mortifié, quand, par rencontre, il
entendra sur quel ton les rouliers et les colporteurs plaisanteront avec sa
mère!
--Par bonheur qu'il est si simple!... répondit la Mariton en regardant
Joseph.
Je le regardai aussi, et m'étonnai qu'il n'entendît rien du discours que sa
mère ne tenait point à voix si basse que je n'eusse ramassé le tout; et
j'en augurai qu'il écoutait gros, comme nous disions dans ce temps-là,
pour signifier une personne dure de ses oreilles.
Il se leva bientôt et s'en fut joindre Brulette en sa petite bergerie, qui
n'était qu'un pauvre hangar en planches rembourrées de paille, où elle
tenait un lot d'une douzaine de bêtes.
Il s'y jeta sur les bourrées, et comme je l'avais suivi, par crainte d'être
jugé curieux si je restais sans lui à la maison, je vis qu'il pleurait en
dedans, encore que ses yeux n'eussent point de larmes.
--Est-ce que tu dors, Joset, lui dit Brulette, que te voilà couché comme
une ouaille malade? Allons, donne-moi ces fagots où te voilà étendu,
que je fasse manger la feuille à mes moutons.

Et ce faisant, elle se prit à chanter; mais tout doucettement, car il ne
convient guère de brailler un jour de première communion.
Il me parut que son chant faisait sur Joseph l'effet accoutumé de le
retirer de ses songes; il se leva et s'en fut, et Brulette me dit:
--Qu'est-ce qu'il a? je le trouve plus sot que d'accoutumance.
--Je crois bien, lui répondis-je, qu'il a fini par entendre qu'il va être loué
et quitter sa mère.
--Il s'y attendait bien, reprit Brulette. N'est-ce pas dans l'ordre, qu'il
entre en condition, sitôt le sacrement reçu? Si je n'avais le bonheur
d'être seule enfant à mon grand-père, il me faudrait bien aussi quitter la
maison et gagner ma vie chez les autres.
Brulette ne me parut pas avoir grand regret de se séparer de Joseph;
mais quand je lui eus dit que la Mariton allait se louer aussi et demeurer
loin d'elle, elle se prit à sangloter et, courant la trouver, elle lui dit en
lui jetant ses bras au cou:--Est-ce vrai, ma mignonne, que vous me
voulez quitter?
--Qui t'a dit cela? répondit la Mariton: ce n'est point encore décidé.
--Si fait, s'écria Brulette, vous l'avez dit et me le voulez tenir caché.
--Puisqu'il y a des gars curieux qui ne savent point retenir leur langue,
dit la voisine en me regardant, il faut donc que je te le confesse. Oui,
ma fille, il faut que tu t'y soumettes comme un enfant courageux et
raisonnable qui a donné aujourd'hui son âme au bon Dieu.
--Comment, mon papa, dit Brulette à son grand-père, vous êtes
consentant de la laisser partir? qui est-ce qui aura donc soin de vous?
--Toi, ma fille, répondit la Mariton. Te voilà assez grande pour suivre
ton devoir. Écoute-moi, et vous aussi, mon
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