Les Maîtres sonneurs | Page 3

George Sand
son moyen le lui permettait, elle avait,
de bonne heure, accoutumé Brulette à se tenir de même, et, à l'âge où
les enfants se traînent et se roulent volontiers comme de petits animaux,
celle-ci était si sage, si ragoûtante et si coquette dans toute son habitude,
que chacun la voulait embrasser: mais déjà elle se montrait chiche de
ses caresses et ne se familiarisait qu'à bonnes enseignes.
Quand elle eut douze ans, c'était déjà comme une petite femme, par
moments; et, si elle s'oubliait à gaminer au catéchisme, emportée par la
force de son jeune âge, elle se reprenait vitement, comme poussée au
respect d'elle-même encore plus que de la religion.
Je ne sais pas si nous aurions pu dire pourquoi, mais tous tant que nous
étions de gars assez diversieux au catéchisme, nous sentions la
différence qu'il y avait entre elle et les autres fillettes.
Parmi nous, il faut bien vous confesser qu'il y en avait d'un peu grands:
mêmement, Joseph avait quinze ans et j'en avais seize, ce qui était une
honte pour nous deux, au dire de monsieur le curé et de nos parents. Ce
retard provenait de ce que Joseph était trop paresseux pour se mettre
l'instruction dans la tête, et moi trop bandit pour y donner attention; si
bien que, depuis trois ans, nous étions renvoyés de classe, et, sans
l'abbé Montpérou, qui se montra moins exigeant que notre vieux curé,
je crois que nous y serions encore.
Et puis, il est juste de confesser aussi que les garçonnets sont toujours
plus jeunes en esprit que les fillettes: aussi, dans toute bande d'apprentis
chrétiens, on a vu de tout temps la différence des deux espèces, les
mâles étant tous grands et forts déjà, et les femelles toutes petites et
commençant à peine à porter coiffe.
Au reste, nous arrivions là aussi savants les uns comme les autres, ne
sachant point lire, écrire encore moins, et ne pouvant retenir que de la

manière dont les petits des oiseaux apprennent à chanter, sans connaître
ni plain-chant, ni latin, et à fine force d'écouter de leurs oreilles. Tout
de même, monsieur le curé connaissait bien, dans le troupeau, ceux qui
avaient l'entendement plus subtil, et qui mieux retenaient sa parole. De
ces cervelles fines, la plus fine était la petite Brulette, emmi les filles, et
des plus épaisses, la plus épaisse paraissait celle de Joseph, emmi les
garçons.
Encore qu'il ne raisonnât pas plus sottement qu'un autre, il était si peu
capable d'écouter et de se payer des choses qu'il n'entendait guère, il
marquait si peu de goût pour les enseignements, que je m'en étonnais,
moi qui y mordais assez franchement quand je venais à bout de tenir
mon corps tranquille et de rasseoir mes esprits grouillants.
Brulette l'en grondait quelquefois, mais n'en tirait rien que des larmes
de dépit:--Je n'en suis pas plus mécréant qu'un autre, disait-il, et je ne
songe point à offenser Dieu; mais les mots ne se mettent point en ordre
dans ma souvenance; je n'y peux rien.
--Si fait, disait la petite, qui, déjà, avait avec lui le ton et l'usage du
commandement: si tu voulais bien! Tu peux ce que tu veux; mais tu
laisses courir ton idée sur toute autre chose, et monsieur l'abbé a bien
raison de t'appeler Joseph le distrait.
--Qu'il m'appelle comme il voudra, répondait Joseph, c'est un mot que
je n'entends point.
Mais nous l'entendions bien, nous autres, et l'expliquions en notre
langage d'enfants, en l'appelant Joset l'ébervigé[1], d'où le nom lui resta,
à son grand déplaisir.
[Note 1: Littéralement l'étonné, celui qui écarquille les yeux.]
Joseph était un enfant triste, d'une chétive corporence et d'un caractère
tourné en dedans. Il ne quittait jamais Brulette et lui était fort soumis:
elle le disait, nonobstant, têtu comme un mouton et le réprimandait à
chaque moment. Mais encore qu'elle ne me fît pas grand reproche de
ma fainéantise, j'aurais souhaité qu'elle s'occupât de moi aussi souvent

que de lui.
Malgré cette jalousie qu'il me donnait, j'avais pour lui plus d'égards que
pour mes autres camarades, parce qu'il était des plus faibles et moi des
plus forts. D'ailleurs, si je ne l'avais soutenu, Brulette m'en aurait
beaucoup blâmé; et quand je lui disais qu'elle l'aimait plus que moi qui
étais son parent:
--Ce n'est point à cause de lui, disait-elle, c'est à cause de sa mère que
j'aime plus que vous deux. S'il prenait du mal, je n'oserais point rentrer
à la maison; et comme il ne pense jamais à ce qu'il fait, elle m'a tant
enchargée de penser pour deux, que je tâche de n'y point manquer.
J'entends souvent dire aux bourgeois: J'ai fait mes études avec un tel;
c'est mon camarade de collége. Nous autres paysans, qui n'allions pas
même à l'école dans mon jeune temps, nous disons: J'ai été
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