qu'elles seraient restées là jusqu'à la fin du monde.
Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
salon d'une vieille parente à elle, lui demanda si elle n'aurait pas
l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
--« Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont, en effet,
très bonnes, mais seulement la première fois qu'on en mange. »
Cette petite anecdote racontée par les historiens du poète est devenue
classique; mais nous n'avons pu résister au plaisir de la répéter ici.
Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissée par son père
avait été dévorée rapidement, fut toujours plein de délicatesse et doué
de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que
son état maladif, rendirent lamentables les dernières années du poète.
Frappé de paralysie générale, ayant perdu la mémoire des mots, après
une longue agonie, il s'éteignit à quarante-six ans. Sa mère et son ami
Charles Asselineau étaient à son chevet. Ses oeuvres lui ont survécu,
mais la place d'honneur qu'il méritait par son génie parmi les
romantiques ne lui fut vraiment accordée qu'à l'aube de ce siècle. On
l'avait tenu jusqu'alors pour un très habile ciseleur de phrases, le
Benvenuto Cellini des vers, mais c'était presque un incompris, un
névrosé.
Il commença, dit-on, par étonner les sots, mais il devait étonner bien
davantage les gens d'esprit en laissant à la postérité ce livre immortel:
les Fleurs du Mal.
Henry FRICHET.
AU LECTEUR
La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et
travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches,
Nous nous faisons
payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaîment dans le chemin
bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste
Qui berce longuement
notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout
vaporisé par ce savant chimiste.
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
Aux objets
répugnants nous trouvons des appas;
Chaque jour vers l'Enfer nous
descendons d'un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange
Le sein martyrisé
d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,
Dans nos
cerveaux ribote un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la
Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes
plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encore brodé de
leurs plaisants desseins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les
scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants,
hurlants, grognants, rampants
Dans la ménagerie infâme de nos vices,
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!
Quoiqu'il ne
pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre
un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde;
C'est l'Ennui!--L'oeil chargé d'un pleur involontaire,
Il rêve
d'échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre
délicat,
--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frère!
SPLEEN ET IDÉAL
BENEDICTION
Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en
ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié:
« Ah! que n'ai-je mis bas tout un noeud de vipères,
Plutôt que de
nourrir cette dérision!
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation!
« Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût
de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,
« Je ferai rejaillir la haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de
tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu'il ne
pourra poussa ses boutons empestés! »
Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les
desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les
bûchers consacrés aux crimes maternels.
Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant déshérité
s'enivre de soleil,
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.
Il joue avec le vent, cause avec le nuage
Et s'enivre en chantant du
chemin de la croix;
Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage
Pleure
de le voir gai comme un oiseau des bois.
Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
Ou bien,
s'enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une
plainte,
Et font sur lui l'essai de leur férocité.
Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre
avec d'impurs crachats;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques:
« Puisqu'il me trouve
assez belle pour m'adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Et
comme elles je
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