Les Deux Gentilshommes de Vérone | Page 5

William Shakespeare
à Dieu que je ressentisse ce courroux contre cette lettre! O mains ha?ssables, d'avoir déchiré des paroles si tendres! Ingrats frelons, qui vous nourrissez du miel le plus doux et qui percez de vos dards l'abeille qui vous le donne! Pour expier ma faute, je baiserai chaque fragment de cette lettre. Ici est écrit: _tendre Julie_; ah! plut?t _cruelle Julie!_ Pour te punir de ton ingratitude, je jette ton nom sur ces pierres et je foule à mes pieds ton dédain. Voyez. Ici est écrit: _Protéo blessé d'amour_. Pauvre nom blessé, je veux te recueillir dans mon sein comme dans un lit, jusqu'à ce que ta blessure soit bien guérie, et voilà comme je la soude avec un baiser souverain. Mais le nom de _Protéo_ était écrit plusieurs fois.....--Retiens ton haleine, bon zéphyr, n'emporte pas un seul mot, et que je retrouve chaque syllabe de la lettre..... excepté mon nom; pour lui, qu'un tourbillon l'enlève sur la cime affreuse d'un rocher désert suspendu sur les eaux, et que de là il l'entra?ne dans les flots de la mer irritée! Vois, dans une seule ligne son nom est écrit deux fois: _Le pauvre malheureux Protéo, le passionné Protéo..... à la douce Julie_; oui, je veux mettre ces derniers mots en pièces.--Et cependant, non. Il a si bien su les réunir à son nom infortuné, que je veux les plier ensemble. Allons, baisez-vous, embrassez-vous, disputez-vous, faites ce que vous voudrez.
(Lucette revient.)
LUCETTE.--Madame, le d?ner est prêt, et votre père vous attend.....
JULIE.--Eh bien! allons.
LUCETTE.--Comment? Est-ce que ces papiers vont raconter des histoires?
JULIE.--Si vous en faites cas, il vaut mieux les relever.
LUCETTE.--Moi, l'on m'a _relevée_ pour les avoir posés à terre; cependant il ne faut pas qu'il y restent, de peur qu'ils n'y prennent froid.
JULIE.--Je vois que vous vous souvenez de loin.
LUCETTE.--Vraiment, madame, vous pouvez dire ce que vous voyez. Je vois aussi les choses, bien que vous vous imaginiez que je ferme les yeux.
JULIE.--Allons, allons, vous pla?t-il de me suivre?
(Elles sortent.)

SCèNE III
Appartement de la maison d'Antonio.
ANTONIO ET PANTHINO.
ANTONIO.--Dites-moi, Panthino, quel est le grave discours que mon frère vous tenait dans le clo?tre?
PANTHINO.--Il parlait de son neveu Protéo, de votre fils.
ANTONIO.--Et qu'en a-t-il dit?
PANTHINO.--Il s'étonne que Votre Seigneurie souffre qu'il passe ici sa jeunesse, tandis que tant d'autres pères, de moindre distinction, envoient voyager leurs fils pour chercher de l'avancement, les uns à la guerre pour y tenter fortune, les autres à la découverte des ?les lointaines[19], d'autres pour s'instruire dans les universités savantes. Il dit que votre fils Protéo était propre à réussir dans la plupart de ces exercices, et même dans tous; et il me conjurait de vous importuner de ne plus lui laisser perdre son temps au logis, car ce serait un grand inconvénient pour lui, dans un age avancé, de ne pas avoir voyagé dans sa jeunesse.
[Note 19: Les fils de bonne maison voyageaient fréquemment du temps de Shakspeare, qui regardait les voyages comme propres à former le caractère et les idées.]
ANTONIO.--Tu n'as pas grand besoin de m'importuner pour cela; il y a plus d'un mois que j'y rêve. J'ai bien remarqué la perte de son temps, et comment, sans l'étude et la connaissance du monde, il ne peut jamais devenir un homme parfait. L'expérience s'acquiert par l'application et se perfectionne pas le cours rapide du temps. Dis-moi donc où il serait le plus à propos de l'envoyer.
PANTHINO.--Je pense que Votre Seigneurie n'ignore pas que son ami, le jeune Valentin, est attaché à la cour royale de l'empereur[20].
[Note 20: Les empereurs tenaient quelquefois leur cour à Milan; mais, à peine le po?te nous y aura-t-il conduits qu'il nous introduira, on ne sait par quel caprice, à la cour du duc.]
ANTONIO.--Je le sais.
PANTHINO.--Il serait bon, ce me semble, d'y envoyer aussi votre fils; là il pourra s'exercer dans les joutes et les tournois, entendre un beau langage, converser avec des hommes d'un sang illustre, et se former à tous les exercices dignes de sa jeunesse et de la noblesse de sa naissance.
ANTONIO.--J'aime tes avis, tu m'as très-bien conseillé; et, pour montrer combien j'approuve ton projet, je veux que sur-le-champ il soit exécuté, et que mon fils parte le plus t?t possible pour la cour de l'empereur.
PANTHINO.--Demain, si cela vous convient, il peut accompagner Alphonse et quelques autres gentilshommes de bonne réputation, qui vont saluer l'empereur et lui offrir leurs services.
ANTONIO.--Bonne compagnie; demain Protéo partira avec eux; et, puisque le voici fort à propos, je vais lui déclarer net ma résolution.
(Entre Protéo.)
PROTéO, _à l'écart._--O douce amie! douces lignes! douce existence! Voilà sa main! l'interprète de son coeur! Voici ses serments d'amour, et le gage de son honneur. Ah! si nos pères pouvaient approuver nos amours, et sceller par leur consentement notre bonheur. O céleste Julie!
ANTONIO.--Comment! Quelle est donc cette lettre que vous lisez là?
PROTéO.--Sous le bon plaisir de Votre Seigneurie, ce sont deux
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 29
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.