à pénétrer dans la maison.
Sa mère et sa soeur Jeanne, précipitamment descendues en robe de
chambre, attendaient l'explication de cette visite.
La lettre du docteur, lue à haute voix, eut bientôt donné la clef du
mystère.
Mme Sarrasin fut un moment éblouie. Elle embrassa son fils et sa fille
en pleurant de joie. Il lui semblait que l'univers allait être à eux
maintenant, et que le malheur n'oserait jamais s'attaquer à des jeunes
gens qui possédaient quelques centaines de millions. Cependant, les
femmes ont plus tôt fait que les hommes de s'habituer à ces grands
coups du sort. Mme Sarrasin relut la lettre de son mari, se dit que c'était
à lui, en somme, qu'il appartenait de décider de sa destinée et de celle
de ses enfants, et le calme rentra dans son coeur. Quant à Jeanne, elle
était heureuse à la joie de sa mère et de son frère ; mais son imagination
de treize ans ne rêvait pas de bonheur plus grand que celui de cette
petite maison modeste où sa vie s'écoulait doucement entre les leçons
de ses maîtres et les caresses de ses parents. Elle ne voyait pas trop en
quoi quelques liasses de billets de banque pouvaient changer
grand-chose à son existence, et cette perspective ne la troubla pas un
instant.
Mme Sarrasin, mariée très jeune à un homme absorbé tout entier par les
occupations silencieuses du savant de race, respectait la passion de son
mari, qu'elle aimait tendrement, sans toutefois le bien comprendre. Ne
pouvant partager les bonheurs que l'étude donnait au docteur Sarrasin,
elle s'était quelquefois sentie un peu seule à côté de ce travailleur
acharné, et avait par suite concentré sur ses deux enfants toutes ses
espérances. Elle avait toujours rêvé pour eux un avenir brillant,
s'imaginant qu'il en serait plus heureux. Octave, elle n'en doutait pas,
était appelé aux plus hautes destinées. Depuis qu'il avait pris rang à
l'Ecole centrale, cette modeste et utile académie de jeunes ingénieurs
s'était transformée dans son esprit en une pépinière d'hommes illustres.
Sa seule inquiétude était que la modestie de leur fortune ne fût un
obstacle, une difficulté tout au moins à la carrière glorieuse de son fils,
et ne nuisît plus tard à l'établissement de sa fille. Maintenant, ce qu'elle
avait compris de la lettre de son mari, c'est que ses craintes n'avaient
plus de raison d'être. Aussi sa satisfaction fut- elle complète.
La mère et le fils passèrent une grande partie de la nuit à causer et à
faire des projets, tandis que Jeanne, très contente du présent, sans aucun
souci de l'avenir, s'était endormie dans un fauteuil.
Cependant, au moment d'aller prendre un peu de repos :
<< Tu ne m'as pas parlé de Marcel, dit Mme Sarrasin à son fils. Ne lui
as-tu pas donné connaissance de la lettre de ton père ? Qu'en a-t-il dit ?
-- Oh ! répondit Octave, tu connais Marcel ! C'est plus qu'un sage, c'est
un stoïque ! Je crois qu'il a été effrayé pour nous de l'énormité de
l'héritage ! Je dis pour nous ; mais son inquiétude ne remontait pas
jusqu'à mon père, dont le bon sens, disait-il, et la raison scientifique le
rassuraient. Mais dame ! pour ce qui te concerne, mère, et Jeanne aussi,
et moi surtout, il ne m'a pas caché qu'il eût préféré un héritage modeste,
vingt-cinq mille livres de rente...
-- Marcel n'avait peut-être pas tort, répondit Mme Sarrasin en regardant
son fils. Cela peut devenir un grand danger, une subite fortune, pour
certaines natures ! >>
Jeanne venait de se réveiller. Elle avait entendu les dernières paroles de
sa mère :
<< Tu sais, mère, lui dit-elle, en se frottant les yeux et se dirigeant vers
sa petite chambre, tu sais ce que tu m'as dit un jour, que Marcel avait
toujours raison ! Moi, je crois tout ce que dit notre ami Marcel ! >>
Et, ayant embrassé sa mère, Jeanne se retira.
III UN FAIT DIVERS
En arrivant à la quatrième séance du Congrès d'Hygiène, le docteur
Sarrasin put constater que tous ses collègues I'accueillaient avec les
marques d'un respect extraordinaire. Jusque-là, c'était à peine si le très
noble Lord Glandover, chevalier de la Jarretière, qui avait la présidence
nominale de l'assemblée, avait daigné s'apercevoir de l'existence
individuelle du médecin français.
Ce lord était un personnage auguste, dont le rôle se bornait à déclarer la
séance ouverte ou levée et à donner mécaniquement la parole aux
orateurs inscrits sur une liste qu'on plaçait devant lui. Il gardait
habituellement sa main droite dans l'ouverture de sa redingote
boutonnée -- non pas qu'il eût fait une chute de cheval --, mais
uniquement parce que cette attitude incommode a été donnée par les
sculpteurs anglais au bronze de plusieurs hommes d'Etat.
Une face blafarde et glabre, plaquée de taches
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