une maison de fous.
Nos actives investigations n'ont pas abouti à pénétrer, dans son intégralité, le mystère dont la vie de l'auteur à Paris semble avoir été entourée. La Préfecture de police s'est refusée à nous seconder dans ces recherches, parce que nous n'avions aucun caractère officiel pour les lui demander. Voilà, certes, un rigorisme administratif fort regrettable. Quel inconvénient peut-il y avoir à fournir à un éditeur quelques renseignements sur la vie d'un homme de lettres mort depuis vingt ans? Borné à nos seules enquêtes, nous avons acquis la certitude que Ducasse était venu à Paris dans le but d'y suivre les cours de l'école Polytechnique ou des Mines. En 1867, il occupait une chambre dans un h?tel situé au numéro 23 de la rue Notre-Dame-des-Victoires. Il y était descendu dès son arrivée d'Amérique. C'était un grand jeune homme, brun, imberbe, nerveux, rangé et travailleur. Il n'écrivait que la nuit, assis à son piano. Il déclamait, il forgeait ses phrases, plaquant ses prosopopées avec des accords. Cette méthode de composition faisait le désespoir des locataires de l'h?tel, qui, souvent, réveillés en sursaut, ne pouvaient se douter qu'un étonnant musicien du verbe, un rare symphoniste de la phrase cherchait, en frappant son clavier, les rhythmes de son orchestration littéraire.
Si de tels raccourcis de la vie d'un homme ne suffisent pas pour reconstituer une ressemblance bien définitive, ils aideront toutefois à élucider, pour une petite part, le mystère de cette figure vouée à rester, par presque tous ses c?tés, obscure. Mais, restituer un caractère avec des documents, cela ne tient-il pas un peu du domaine des sciences occultes? Du moins, avons-nous cherché à éclairer ce sommaire portrait en recourant à celle des sciences de ce temps qui, d'après un texte, s'applique à évoquer les plus fuyantes directions de l'Ame et de la Pensée. Puisque nous avions cette fortune de posséder des manuscrits de Ducasse, il nous a paru curieux de demander à un graphologiste érudit son avis sur l'auteur des Chants de Maldoror.
?--Oh! oh! c'est joli, dit-il (c'est là une expression familière aux graphologistes lorsque le sujet leur semble intéressant); singulier mélange, par exemple. Voyez-donc l'ordre et l'élégance, cette date régulière en haut, cette marge, ces lignes rigides, et cette distraction inattendue qui le fait commencer sa lettre à l'envers en oubliant les initiales que porte le papier[3] ... Majuscules harmoniques: le V de Voltaire et l'R de Rousseau et d'autres. Puis, regardez maintenant _l'enfantillage_ du P de Paris et le G de Grandes Têtes. Quant à la signature, elle est littéralement d'un enfant; comment concilier l'inharmonie d'un tel parafe avec ce que je viens de dire? Nous allons en avoir l'explication en l'analysant. Il a signé: J. Ducasse, sans parafe, il devait n'en faire jamais, ce qui, vous le savez, est un des signes graphologiques de la distinction. Puis, se rappelant qu'il demandait de l'argent, il a ajouté son adresse, et pour réunir les deux choses, par ordre et logique, il a entouré le tout d'une très vague ellipse faite un peu ?va comme je te pousse? et qu'il ne faudrait pas confondre, dans cette analyse, avec le parafe en colima?on habituel aux amoureux de la vie familiale. Je vous le répète, il n'y a pas là de parafe, et il ne peut pas y en avoir, étant donné _la sobriété du reste_.
?Mais, continuons: l'harmonie m'a montré un artiste, et tout à coup je découvre un logicien et un mathématicien. Les derniers mots: ?_la bonté de me l'écrire_?, cela ne ressemble-t-il pas à une formule algébrique, avec l'abréviation de _bonté_, et à un syllogisme, avec cet étroit encha?nement des mots; et, il est si étroit, cet encha?nement, le scripteur est tellement obsédé par la logique qu'il ne met les apostrophes qu'après le mot fini, et sans en oublier une seule! C'est admirable, je n'ai peut-être pas vu cela dix fois sur les milliers de lettres que j'ai étudiées.
?Barres scrupuleuses et énergiques avec, quelquefois, un petit harpon d'égo?sme (mais qui n'en a pas?). Il y en a juste _la dose nécessaire_ pour n'altérer en rien la bonté qui éclate dans la rondeur des lettres: comme il y a un peu d'acide prussique dans les amandes, si vous voulez. Un petit détail: votre homme me semble un peu sensuel, il y a parfois de l'empatement; je ne suis pas faché de cette petite tache (si c'en est une), car vraiment c'était trop beau.
?Je me résume: avant tout, équilibre: harmonie ou logique: peut-être n'a-t-il jamais rien fait, mais j'en doute, car l'écriture n'a rien d'un paresseux: si c'est un artiste, il e?t pu tout aussi bien faire un savant: si c'est un savant, il e?t pu tout aussi aisément être un grand artiste.
?--Mais, alors, il n'est pas fou?
?--Que voulez-vous dire? Ou bien tout ce qui précède est vrai, et tout cela ne me semble
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