Les Chants de Maldoror | Page 9

Comte de Lautreamont

un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l'intérieur des
cheminées: il ne faut pas que les yeux soient témoins de la laideur que
l'Être suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi.
Chaque matin, quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la
joie et la chaleur salutaires dans la nature, tandis qu'aucun de mes traits
ne bouge, en regardant fixement l'espace plein de ténèbres, accroupi
vers le fond de ma caverne aimée, dans un désespoir qui m'enivre
comme le vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en
lambeaux. Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage!
Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre! Pourtant, je sens
que je respire! Comme un condamné qui essaie ses muscles, en
réfléchissant sur leur sort, et qui va bientôt monter à l'échafaud, debout,
sur mon lit de paille, les yeux fermés, je tourne lentement mon col de
droite à gauche, de gauche à droite, pendant des heures entières; je ne
tombe pas raide mort. De moment en moment, lorsque mon col ne peut
plus continuer de tourner dans un même sens, qu'il s'arrête, pour se
remettre à tourner dans un sens opposé, je regarde subitement l'horizon,
à travers les rares interstices laissés par les broussailles épaisses qui
recouvrent l'entrée: je ne vois rien! Rien ... si ce ne sont les campagnes
qui dansent en tourbillons avec les arbres et avec les longues files
d'oiseaux qui traversent les airs. Cela me trouble le sang et le cerveau ...
Qui donc, sur la tête, me donne des coups de barre de fer, comme un
marteau frappant l'enclume?
* * * * *
Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe
sérieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention à ce
qu'elle contient, et gardez-vous de l'impression pénible qu'elle ne
manquera pas de laisser, comme une flétrissure, dans vos imaginations
troublées. Ne croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne
suis pas encore un squelette, et la vieillesse n'est pas collée à mon front.
Écartons en conséquence toute idée de comparaison avec le cygne, au
moment où son existence s'envole, et ne voyez devant vous qu'un

monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la
figure; mais, moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis
pas un criminel ... Assez sur ce sujet. Il n'y a pas longtemps que j'ai
revu la mer, et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont
vivaces comme si je l'avais quittée la veille. Soyez néanmoins, si vous
le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens
déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce qu'est le coeur
humain. O poulpe, au regard de soie! toi, dont l'âme est inséparable de
la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui
commandes à un sérail de quatre cents ventouses; toi, en qui siègent
noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun
accord, d'un lien indestructible, la douce vertu communicative et les
grâces divines, pourquoi n'es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure
contre ma poitrine d'aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher
du rivage, pour contempler ce spectacle que j'adore!
Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à
ces marques azurées que l'on voit sur le dos meurtri des mousses; tu es
un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre: j'aime cette
comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de
tristesse, qu'on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en
laissant des ineffaçables traces, sur l'âme profondément ébranlée, et tu
rappelles au souvenir de tes amants, sans qu'on s'en rende toujours
compte, les rudes commencements de l'homme, où il fait connaissance
avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face
grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de
l'homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des
oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant,
l'homme s'est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que
l'homme ne croit à sa beauté que par amour-propre; mais, qu'il n'est pas
beau réellement et qu'il s'en doute, car, pourquoi regarde-t-il la figure
de son semblable avec tant de mépris? Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, tu es le symbole de l'identité: toujours égal à toi-même. Tu
ne varies pas d'une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque
part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le
calme le plus complet. Tu
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