Les Aventures de John Davys | Page 9

Alexandre Dumas, père
se permettent de l’arrêter.
– Et ils font bien, dit sir Édouard en se levant, car c’est une brave et
digne créature. Donnez-moi le bras, monsieur Sanders ; je crois qu’il
est l’heure de dîner.
C’était la première fois, depuis plus d’un mois, que le capitaine
s’apercevait que la cloche était en retard sur son appétit. Il rentra donc,
et, comme, au moment où il l’avait arrêté, M. Sanders retournait chez
lui pour se mettre a table, le capitaine le retint au château. Le digne
intendant était trop heureux de ce retour à la sociabilité pour ne pas
accepter à l’instant même ; et, jugeant par les questions que sir Édouard
lui avait adressées qu’il était, contre son habitude, en disposition de
parler, il profita de l’occasion pour l’entretenir de plusieurs affaires
d’intérêt que la maladie l’avait forcé de laisser en suspens. Mais, soit
que l’esprit de loquacité du capitaine fût passé, soit que l’intendant
touchât des sujets qu’il croyait indignes de son intérêt, le malade ne
répondit mot ; et, comme si les paroles qu’il entendait n’étaient qu’un
vain bruit, il retomba dans sa taciturnité habituelle, dont, pendant tout
le reste de la matinée, aucune distraction ne put le tirer.
CHAPITRE IV
La nuit se passa comme de coutume, et sans que Tom s’aperçût
d’aucun changement dans l’état du malade ; le jour se leva triste et
nébuleux. Tom essaya de s’opposer à la promenade du capitaine,
craignant l’effet pernicieux des brouillards de l’automne ; mais sir
Édouard se fâcha, et, sans écouter les représentations du digne matelot,
s’achemina vers la grotte. Il y était depuis un quart d’heure à peu près,
lorsqu’il vit apparaître au bout de l’allée Anna-Mary, accompagnée
d’une femme et de trois enfants : c’étaient la veuve et les orphelins que

le capitaine avait tirés de la misère, et qui venaient le remercier.
Sir Édouard, en apercevant Anna-Mary, se leva pour aller au-devant
d’elle ; mais, soit émotion, soit faiblesse, à peine eut-il fait quelques
pas, qu’il fut forcé de s’appuyer contre un arbre : Anna vit qu’il
chancelait, et accourut pour le soutenir ; pendant ce temps, la bonne
femme et les enfants se jetaient à ses pieds et se disputaient ses mains,
qu’ils couvraient de baisers et de larmes. L’expression de cette
reconnaissance si franche et si entière toucha le capitaine au point que
lui-même se sentit pleurer. Un instant il voulut se contenir, car il
regardait comme indigne d’un marin de s’attendrir ainsi ; mais il lui
sembla que ses larmes, en coulant, le soulageaient de cette oppression
qui, depuis si longtemps, lui pesait sur la poitrine, et, sans force contre
son cœur, resté si bon sous sa rude enveloppe, il se laissa aller à toute
son émotion, prit dans ses bras les bambins qui se cramponnaient à ses
genoux, et les embrassa les uns après les autres, en promettant à leur
mère de ne pas les abandonner.
Pendant ce temps, les yeux d’Anna-Mary brillaient d’une joie céleste.
On eût dit que l’envoyée d’en haut avait accompli sa mission de
bienfaisance, et, comme le conducteur du jeune Tobie, s’apprêtait à
remonter au ciel : tout ce bonheur était son ouvrage, et l’on voyait que
c’était à de tels spectacles, souvent renouvelés, qu’elle devait la douce
et impassible sérénité de son visage. Dans ce moment, Tom vint,
cherchant son maître, décidé à lui faire une querelle s’il ne voulait pas
rentrer au château. En voyant plusieurs personnes autour du capitaine,
il sentit redoubler sa résolution, car il était certain qu’elle serait
appuyée ; aussi commença-t-il, moitié grondant, moitié priant, un long
discours dans lequel il essaya de démontrer au malade la nécessité de le
suivre ; mais sir Édouard l’écoutait avec une telle distraction, qu’il était
visible que l’éloquence de Tom était perdue. Cependant, si les paroles
qu’il avait dites avaient été sans puissance sur le capitaine, elles
n’avaient point été sans effet sur Anna : elle avait compris la gravité de
la situation de sir Édouard, qu’elle avait cru jusque-là seulement
indisposé ; aussi, jugeant comme Tom que l’air humide qu’il respirait
pouvait lui être nuisible, elle s’approcha de lui, et, lui adressant la
parole avec sa douce voix :

– Votre Honneur a-t-il entendu ? lui dit-elle.
– Quoi ? répondit sir Édouard en tressaillant.
– Ce que lui a dit ce brave homme, reprit Anna.
– Et qu’a-t-il dit ? demanda le capitaine.
Tom indiqua, par un mouvement, qu’il allait reprendre son discours ;
mais Anna lui fit signe de se taire.
– Il a dit, continua-t-elle, qu’il était dangereux pour vous de rester ainsi
à cet air froid et pluvieux, et qu’il fallait rentrer au château.
– Me donnerez-vous le bras pour m’y reconduire ? demanda le
capitaine.
– Oui, sans doute, répondit Anna en souriant, si vous me faites
l’honneur
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 195
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.