Leone Leoni | Page 6

George Sand
ma mère avec sa taille rondelette et gracieuse, ses mains si blanches, ses yeux si noirs, son sourire si coquet, et cependant si bon, qu'on voyait au premier coup d'oeil qu'elle n'avait jamais connu ni soucis ni contrariétés, et qu'elle était incapable d'imposer aux autres aucune contrainte, même à bonne intention. Oh! oui, je me souviens d'elle! je me rappelle nos longues matinées consacrées à méditer et à préparer nos toilettes de bal, nos après-midi employées à une autre toilette si vétilleuse, qu'il nous restait à peine une heure pour aller nous montrer à la promenade. Je me représente ma mère avec ses robes de satin, ses fourrures, ses longues plumes blanches, et tout le léger volume des blondes et des rubans. Après avoir achevé sa toilette, elle s'oubliait un instant pour s'occuper de moi. J'éprouvais bien quelque ennui à délacer mes brodequins de satin noir pour effacer un léger pli sur le pied, ou bien à essayer vingt paires de gants avant d'en trouver une dont la nuance rosée f?t assez fra?che à son gré. Ces gants collaient si exactement, que je les déchirais après avoir pris mille peines pour les mettre; il fallait recommencer, et nous en entassions les débris avant d'avoir choisi ceux que je devais porter une heure et léguer à ma femme de chambre. Cependant on m'avait tellement accoutumée dès l'enfance à regarder ces minuties comme les occupations les plus importantes de la vie d'une femme, que je me résignais patiemment. Nous partions enfin, et, au bruit de nos robes de soie, au parfum de nos manchons, on se retournait pour nous voir. J'étais habituée à entendre notre nom sortir de la bouche de tous les hommes, et à voir tomber leurs regards sur mon front impassible. Ce mélange de froideur et d'innocente effronterie constitue ce qu'on appelle la bonne tenue d'une jeune personne. Quant à ma mère, elle éprouvait un double orgueil à se montrer et à montrer sa fille; j'étais un reflet, ou, pour mieux dire, une partie d'elle-même, de sa beauté, de sa richesse; son bon go?t brillait dans ma parure; ma figure, qui ressemblait à la sienne, lui rappelait, ainsi qu'aux autres, la fra?cheur à peine altérée de sa première jeunesse; de sorte qu'en me voyant marcher, toute fluette, à c?té d'elle, elle croyait se voir deux fois, pale et délicate comme elle avait été à quinze ans, brillante et belle comme elle l'était encore. Pour rien au monde elle ne se serait promenée sans moi, elle se serait crue incomplète et à demi habillée.
Après le d?ner, recommen?aient les graves discussions sur ta robe de bal, sur les bas de soie, sur les fleurs. Mon père, qui ne s'occupait de sa boutique que le jour, aurait mieux aimé passer tranquillement la soirée en famille; mais il était si débonnaire, qu'il ne s'apercevait pas de l'abandon où nous le laissions. Il s'endormait sur un fauteuil pendant que nos coiffeuses s'évertuaient à comprendre les savantes combinaisons de ma mère. Au moment de partir, on réveillait l'excellent homme, et il allait avec complaisance tirer de ses coffrets de magnifiques pierreries qu'il avait fait monter sur ses dessins. Il nous les attachait lui-même sur les bras et sur le cou, et il se plaisait à en admirer l'effet. Ces écrins étaient destinés à être vendus. Souvent nous entendions autour de nous les femmes envieuses se récrier sur leur éclat, et prononcer à voix basse de malicieuses plaisanteries; mais ma mère s'en consolait en disant que les plus grandes dames portaient nos restes, et cela était vrai. On venait le lendemain commander à mon père des parures semblables à celles que nous avions portées. Au bout de quelques jours, il envoyait celles-là précisément; et nous ne les regrettions pas; car nous ne les perdions que pour en retrouver de plus belles.
Au milieu d'une semblable vie, je grandissais sans m'inquiéter du présent ni de l'avenir, sans faire aucun effort sur moi-même pour former ou affermir mon caractère. J'étais née douce et confiante comme ma mère: je me laissais aller comme elle au courant de la destinée. Cependant j'étais moins gaie; je sentais moins vivement l'attrait des plaisirs et de la vanité; je semblais manquer du peu de force qu'elle avait, le désir et la faculté de s'amuser. J'acceptais un sort si facile sans en savoir le prix et sans le comparer à aucun autre. Je n'avais pas l'idée des passions. On m'avait élevée comme si je ne devais jamais les conna?tre; ma mère avait été élevée de même et s'en trouvait bien, car elle était incapable de les ressentir et n'avait jamais eu besoin de les combattre. On avait appliqué mon intelligence à des études où le coeur n'avait aucun travail à faire sur lui-même. Je touchais le piano d'une manière brillante, je dansais à merveille, je
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