du grand monde, et puis essaya de me
faire dire quelque chose en m'adressant des questions indirectes. Je
gardai un silence obstiné, et il s'éloigna d'un air indifférent. Ma mère,
désespérée, m'emmena.
Pour la première fois elle me gronda, et je la boudai. Ma tante me
donna raison et déclara que Leoni était un impertinent et un mauvais
sujet. Ma mère, qui n'avait jamais été contrariée à ce point, se mit à
pleurer, et j'en fis autant.
Ce fut par ces petites agitations que l'approche de Leoni et de la funeste
destinée qu'il m'apportait commença à troubler la paix profonde où
j'avais toujours vécu. Je ne vous dirai pas avec les mêmes détails ce qui
se passa les jours suivants. Je ne m'en souviens pas aussi bien, et le
commencement de la passion inapaisable que je conçus pour lui
m'apparaît toujours comme un rêve bizarre où ma raison ne peut mettre
aucun ordre. Ce qu'il y a de certain, c'est que Leoni se montra piqué,
surpris et atterré par ma froideur, et qu'il me traita sur-le-champ avec
un respect qui satisfit mon orgueil blessé. Je le voyais tous les jours,
dans les fêtes ou à la promenade, et mon éloignement pour lui
s'évanouissait vite devant les soins extraordinaires et les humbles
prévenances dont il m'accablait. En vain ma tante essayait de me mettre
en garde contre la morgue dont elle l'accusait; je ne pouvais plus me
sentir offensée par ses manières ou ses paroles; sa figure même avait
perdu cette arrière-pensée de sarcasme qui m'avait choquée d'abord.
Son regard prenait de jour en jour une douceur et une tendresse
inconcevables. Il ne semblait occupé que de moi seule; et, sacrifiant son
goût pour les cartes, il passait les nuits entières à faire danser ma mère
et moi, ou à causer avec nous. Bientôt il fut invité à venir chez nous. Je
redoutais un peu cette visite; ma tante me prédisait qu'il trouverait dans
notre intérieur mille sujets de raillerie dont il ferait semblant de ne pas
s'apercevoir, mais qui lui fourniraient à rire avec ses amis. Il vint, et,
pour surcroît de malheur, mon père, qui se trouvait sur le seuil de sa
boutique, le fit entrer par là dans la maison. Cette maison, qui nous
appartenait, était fort belle, et ma mère l'avait fait décorer avec un goût
exquis; mais mon père, qui ne se plaisait que dans les occupations de
son commerce, n'avait point voulu transporter sous un autre toit
l'étalage de ses perles et de ses diamants. C'était un coup d'oeil
magnifique que ce rideau de pierreries étincelantes derrière les grands
panneaux de glace qui le protégeaient, et mon père disait avec raison
qu'il n'était pas de décoration plus splendide pour un rez-de-chaussée.
Ma mère, qui n'avait eu jusque-là que des éclairs d'ambition pour se
rapprocher de la noblesse, n'avait jamais été choquée de voir son nom
gravé en larges lettres de strass au-dessous du balcon de sa chambre à
coucher. Mais lorsque, de ce balcon, elle vit Leoni franchir le seuil de
la fatale boutique, elle nous crut perdues, et me regarda avec anxiété.
V.
Dans le peu de jours qui avaient précédé celui-là, j'avais eu la
révélation d'une fierté inconnue. Je la sentis se réveiller, et, poussée par
un mouvement irrésistible, je voulus voir de quel air Leoni faisait la
conversation au comptoir de mon père. Il tardait à monter, et je
supposais avec raison que mon père l'avait retenu pour lui montrer,
selon sa naïve habitude, les merveilles de son travail. Je descendis
résolument à la boutique, et j'y entrai en feignant quelque surprise d'y
trouver Leoni. Cette boutique m'était interdite en tout temps par ma
mère, dont la plus grande crainte était de me voir passer pour une
marchande. Mais je m'échappais quelquefois pour aller embrasser mon
pauvre père, qui n'avait pas de plus grande joie que de m'y recevoir.
Lorsqu'il me vit entrer, il fit une exclamation de plaisir et dit à
Leoni:--Tenez, tenez, monsieur le baron, je vous montrais peu de chose;
voici mon plus beau diamant. La figure de Leoni trahit une émotion
délicieuse; il sourit à mon père avec attendrissement, et à moi avec
passion. Jamais un tel regard n'était tombé sur le mien. Je devins rouge
comme le feu. Un sentiment de joie et de tendresse inconnue amena
une larme au bord de ma paupière pendant que mon père m'embrassait
au front.
Nous restâmes quelques instants sans parler, et Leoni, relevant la
conversation, trouva le moyen de dire à mon père tout ce qui pouvait
flatter son amour-propre d'artiste et de commerçant. Il parut prendre un
extrême plaisir à lui faire expliquer par quel travail on tirait les pierres
précieuses d'un caillou brut, pour leur donner l'éclat et la transparence.
Il dit lui-même à ce sujet des choses intéressantes;
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