souvenir, encore.
M. Dubourg est un ami de la famille. C'est un homme de cinquante ans, au moins, employé supérieur d'un ministère où sa réputation de droiture lui assure une situation unique. Réputation méritée; mon grand-père, souvent un peu sarcastique, en convient sans difficulté: Dubourg, c'est l'honnêteté en personne. Il est notre voisin, l'été; sa femme est une grande amie de ma mère et c'est avec son fils, Albert, que je joue le plus volontiers. J'ai l'habitude d'aller le chercher l'après-midi; et je suis fort étonné que, depuis plusieurs jours, on me défende de sortir. Que se passe-t-il?
J'ai surpris des bouts de conversation, j'ai fait parler les domestiques. Il parait que M. Dubourg s'est mal conduit... des détournements considérables... une cocotte... la ruine et le déshonneur -- sinon plus...
Mon père se doute que je suis au courant des choses, car il prend le parti de ne plus se gêner devant moi.
-- Dubourg peut se flatter d'avoir de la chance, dit-il à ma mère, à déjeuner; Il ne sera pas poursuivi; il a remboursé, et on se contente de ?a. Moi, je ne comprends pas ces indulgences-là; c'est tout à fait démoralisant; le crime ne doit jamais, sous aucun prétexte, échapper au chatiment.
-- Jamais, dit ma mère. Mais on aura eu égard à son age.
-- Belle excuse! Raison de plus pour n'avoir pas de pitié. Une cocotte! Une danseuse!... Une liaison qui durait depuis des mois - - depuis des années, peut-être... Connais-tu rien de plus immoral? Et monsieur fouille à pleines mains dans les caisses publiques pour entretenir ?a!... Comme sous l'Empire! Comme sous Louis XV!... Et, quand on le prend sur le fait, on lui pardonne, sous prétexte qu'il a cinquante-cinq ans de vie irréprochable et que ses cheveux sont blancs!
-- Ce n'est guère encourageant pour les honnêtes gens, dit ma mère. On éprouve un tel soulagement à lire, dans les journaux, les condamnations des fripons... Enfin, jugement ou non, on est toujours libre de fermer sa porte à des gens pareils, heureusement...
-- C'est ce qu'on fait partout pour Dubourg, sois tranquille. J'ai donné des ordres, ici. Et quant à toi, Georges, si par hasard tu rencontres Albert, je te défends de lui parler. Je te le défends; tu m'entends?
Je n'ai pas rencontré Albert. Mais le surlendemain matin, comme je suis assis, au fond du jardin, à c?té de mon père qui lit son journal, je vois arriver M. Dubourg. La domestique, par bêtise ou par pitié, lui aura permis d'entrer.
-- La sotte fille! dit mon père. Elle aura ses huit jours avant midi.
Mais M. Dubourg est à dix pas. Je sens que je vais être bien gênant pour lui, qu il ne pourra pas dire, devant moi, tout ce qu'il a à dire, et je me lève pour m'en aller. Mon père me retient par le bras.
-- Reste là!
M. Dubourg parle depuis cinq minutes; des phrases embarrassées, coupées, heurtées, honteuses d'elles-mêmes. Et, chaque fois qu'il s'arrête, mon père esquisse la moitié d'un geste, mais il ne répond rien. Rien; pas un mot.
M. Dubourg continue. Il dit que des sympathies lui seraient si précieuses... des sympathies même cachées... qu'on désavouerait devant le monde...
Silence.
Il dit qu'il a eu un moment d'égarement... mais que le chiffre qu'on a cité était exagéré, qu'il n'avait jamais été aussi loin... qu'il ne s'explique pas... qu'il a refait tous ses comptes depuis vingt ans...
Silence.
Il dit qu'il a été un grand misérable de céder à des tentations... qu'il comprend très bien qu'on ne l'excuse pas à présent... mais qu'il avait espéré qu'on consentirait avant de le condamner définitivement... que, s'il ne se sentait pas complètement abandonné, le repentir lui donnerait des forces...
Silence.
Il dit qu'il va partir très loin avec sa famille... que, s'il était seul, il saurait bien quoi faire, et que ce serait peut-être le mieux...
Silence.
-- Eh! bien, a-t-il murmuré, je ne veux point vous importuner plus longtemps, M. Randal; je vais vous quitter... Au revoir...
Et il a tendu une main qui tremblait. Mon père a hésité; puis, il a mis l'aum?ne de deux doigts dans cette main-là.
-- Adieu, Monsieur.
Alors, M. Dubourg est parti. Il s'en est allé à grandes enjambées, le dos vo?té comme pour cacher sa figure, sa figure ridée, tirée, aux yeux rouges, qui a vieilli de dix ans. Le chien l'a suivi, le museau au ras du sol, lui flairant les talons d'un air bien dégo?té, serrant funèbrement sa queue entre ses pattes -- comme les soldats portent leur fusil le canon en bas, aux enterrements officiels.
Je n'ai jamais oublié ?a.
Mais à quoi bon se souvenir, quand on est heureux? Car je suis heureux. Je ne dis pas que je suis très heureux, car j'ignore quel est le superlatif du bonheur. Je ne le saurai que plus tard, quand il sera temps. Tout vient à point à qui sait attendre.
J'aime mes parents.
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