Le voleur | Page 9

Georges Darien
compte exact de mes sentiments et de mes souffrances; et j'ai compris que c'��tait quelque chose d'affreux et d'indicible, ces sentiments d'homme indign�� par l'injustice s'emparant d'une ame d'enfant et provoquant ces angoisses infinies auxquelles l'exp��rience n'a point donn��, par ses comparaisons cruelles, le contrepoids des douleurs pass��es et des revanches possibles. Je me suis expliqu�� que tout mon ��tre moral, d��livr�� subitement des influences ext��rieures, et repli�� sur lui-m��me pour l'attaque, ait pu se d��tendre par fatigue, une fois la lutte jug��e sans espoir, et s'allonger dans le m��pris.
Mais ce n'est pas mon oncle que je m��prise; je continue �� le ha?r. Je le hais m��me davantage -- parce que je commence �� p��n��trer les choses -- parce que je sens qu'un homme qui cherche �� conqu��rir sa vie, si ex��crables que soient ses moyens, ne peut pas ��tre m��prisable. Ce que je m��prise, c'est l'existence que je m��ne, moi; que je suis condamn�� �� mener pendant des ann��es encore. Instruction; ��ducation. On _m'��l��ve_. Oh! l'ironie de ce mot- l��!...
��ducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes d��fauts; on me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas ��tre comme je suis, mais comme il faut. Pourquoi faut-il?... On m'incite �� suivre les bons exemples; parce qu'il n'y a que les mauvais qui vous d��cident �� agir. On m'apprend �� ne pas tromper les autres; mais point �� ne pas me laisser tromper. On m'inocule la raison -- ils appellent ?a comme ?a -- juste �� la place du coeur. Mes sentiments violents sont criminels, ou au moins d��plac��s; on m'enseigne �� les dissimuler. De ma confiance, on fait quelque chose qui m��rite d'avoir un nom: la servilit��; de mon orgueil, quelque chose qui ne devrait pas en avoir: le respect humain. Le crane d��prim�� par le casque d'airain de la saine philosophie, les pieds alourdis par les brodequins �� semelles de plomb dont me chaussent les moralistes, je pourrai d��cemment, vers mon quatri��me lustre, me pr��senter �� mes semblables. J'aurai du savoir-vivre. Je regarderai passer ma vie derri��re le carreau brouill�� des conventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu, mais d��fense de la vivre. J'aurai peur. Car il n y a qu'une chose qu'on m'apprenne ici, je le sais! On m'apprend �� avoir peur.
Pour que j'aie bien peur des autres et bien peur de moi, pour que je sois un lieu-commun articul�� par la r��signation et un automate de la souffrance imb��cile, il faut que mon ��tre moral primitif, le moi que je suis n��, disparaisse. Il faut que mon caract��re soit bris��, meurtri, enseveli. Si j'en ai besoin plus tard, de mon caract��re -- pour me d��fendre, si je suis riche et pour attaquer, si je suis pauvre -- il faudra que je l'exhume. Il revivra tout �� coup, le vieil homme qui sera mort en moi -- et tant pis pour moi si c'est un ��pouvantail qui gisait sous la dalle; et tant pis pour les autres si c'est un revenant dont le suaire ligotait les poings crisp��s, et qui a pleur�� dans la tombe!
Et souvent, il n'y a plus rien derri��re la pierre du s��pulcre. La bi��re est vide, la bi��re qu'on ouvre avec angoisse. Et quelquefois, c'est plus lugubre encore.
Les rivi��res claires qui traversent les villes naissantes... On jette un pont dessus, d'abord; puis deux, puis trois; puis, on les couvre enti��rement. On n'en voit plus les flots limpides; on n'en entend plus le murmure; on en oublie m��me l'existence, Dans la nuit que lui font les vo?tes, entre les murs de pierre qui l'��treignent, le ruisseau coule toujours, pourtant. Son eau pure, c'est de la fange; ses flots qui chantaient au soleil grondent dans l'ombre; il n'emporte plus les fleurs des plantes, il charrie les ordures des hommes. Ce n'est plus une rivi��re; c'est un ��gout.
Je ne suis pas le seul, sans doute, �� avoir devin�� la tendance malfaisante d'un syst��me qui poursuit, avec le knout du respect, l'unit�� dans la platitude. L'enfant a l'orgueil de sa personnalit�� et le fier ent��tement de ce qu'on appelle ses mauvais instincts. L'ironie n'est pas rare chez lui; et il se venge par sa moquerie, toujours juste, du personnage ou de la doctrine qui cherche �� peser sur lui. Mais la raillerie n'est pas assez forte pour la lutte. De l�� ce m��lange de douceur et d'amertume, de patience et de m��chancet��, de confiance large et de doute p��nible que je remarque chez plusieurs de mes camarades -- toujours enfants tr��s heureux ou tr��s malheureux dans leurs familles -- et qui se r��sout dans une tristesse noire et une inqui��tude nostalgique. Non, le sarcasme ne suffit point. Ce n'est pas en secouant ses branches que le jeune arbre peut se d��barrasser de la liane qui l'��touffe; il faut une hache pour couper
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