Le vicomte de Bragelonne, Tome IV. | Page 9

Alexandre Dumas
intervalle, si court qu’il fût, Raoul avait eu le temps de se
remettre.
-- Vous, mademoiselle? dit-il.
Puis, avec un accent indéfinissable:
-- Vous ici? ajouta-t-il.
-- Oui, Raoul, répéta la jeune fille; oui, moi, qui vous attendais.
-- Pardon; lorsque je suis rentré, j’ignorais...
-- Oui, et j’avais recommandé à Olivain de vous laisser ignorer...
Elle hésita; et, comme Raoul ne se pressait pas de lui répondre, il se fit
un silence d’un instant, silence pendant lequel on eût pu entendre le
bruit de ces deux coeurs qui battaient, non plus à l’unisson l’un de
l’autre, mais aussi violemment l’un que l’autre.
C’était à Louise de parler. Elle fit un effort.
-- J’avais à vous parler, dit-elle; il fallait absolument que je vous visse...
moi-même... seule... Je n’ai point reculé devant une démarche qui doit
rester secrète; car personne, excepté vous, ne la comprendrait, monsieur
de Bragelonne.
-- En effet, mademoiselle, balbutia Raoul, tout effaré, tout haletant, et
moi même, malgré la bonne opinion que vous avez de moi, j’avoue...
-- Tout à l’heure, dit-elle, M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la
part du roi.
Elle baissa les yeux.
De son côté, Raoul détourna les siens pour ne rien voir.
-- M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la part du roi, répéta- t-elle,
et il m’a dit que vous saviez tout.
Et elle essaya de regarder en face celui qui recevait cette blessure après
tant d’autres blessures; mais il lui fut impossible de rencontrer les yeux
de Raoul.
-- Il m’a dit que vous aviez conçu contre moi une légitime colère.

Cette fois, Raoul regarda la jeune fille, et un sourire dédaigneux
retroussa ses lèvres.
-- Oh! continua-t-elle, je vous en supplie, ne dites pas que vous avez
ressenti contre moi autre chose que de la colère. Raoul, attendez que je
vous aie tout dit, attendez que je vous aie parlé jusqu’à la fin.
Le front de Raoul se rasséréna par la force de sa volonté; le pli de sa
bouche s’effaça.
-- Et d’abord, dit La Vallière, d’abord, les mains jointes, le front courbé,
je vous demande pardon comme au plus généreux, comme au plus
noble des hommes. Si je vous ai laissé ignorer ce qui se passait en moi,
jamais du moins je n’eusse consenti à vous tromper. Oh! je vous en
supplie, Raoul, je vous le demande à genoux, répondez-moi, fût-ce une
injure. J’aime mieux une injure de vos lèvres qu’un soupçon de votre
coeur.
-- J’admire votre sublimité, mademoiselle, dit Raoul en faisant un effort
sur lui-même pour rester calme. Laisser ignorer que l’on trompe, c’est
loyal; mais tromper, il paraît que ce serait mal, et vous ne le feriez
point.
-- Monsieur, longtemps, j’ai cru que je vous aimais avant toute chose,
et, tant que j’ai cru à mon amour pour vous, je vous ai dit que je vous
aimais. À Blois, je vous aimais. Le roi passa à Blois; je crus que je vous
aimais encore. Je l’eusse juré sur un autel; mais un jour est venu qui
m’a détrompée.
-- Eh bien! ce jour-là, mademoiselle, voyant que je vous aimais
toujours, moi, la loyauté devait vous ordonner de me dire que vous ne
m’aimiez plus.
-- Ce jour-là, Raoul, le jour où j’ai lu jusqu’au fond de mon coeur le
jour où je me suis avoué à moi-même que vous ne remplissiez pas toute
ma pensée, le jour où j’ai vu un autre avenir que celui d’être votre amie,
votre amante, votre épouse, ce jour-là, Raoul, hélas! vous n’étiez plus
près de moi.
-- Vous saviez où j’étais, mademoiselle; il fallait écrire.
-- Raoul, je n’ai point osé. Raoul, j’ai été lâche. Que voulez- vous,
Raoul! je vous connaissais si bien, je savais si bien que vous m’aimiez,
que j’ai tremblé à la seule idée de la douleur que j’allais vous faire; et
cela est si vrai, Raoul, qu’en ce moment où je vous parle, courbée
devant vous, le coeur serré, des soupirs plein la voix, des larmes plein

les yeux, aussi vrai que je n’ai d’autre défense que ma franchise, je n’ai
pas non plus d’autre douleur que celle que je lis dans vos yeux.
Raoul essaya de sourire.
-- Non, dit la jeune fille avec une conviction profonde, non, vous ne me
ferez pas cette injure de vous dissimuler devant moi. Vous m’aimiez,
vous; vous étiez sûr de m’aimer; vous ne vous trompiez pas
vous-même, vous ne mentiez pas à votre propre coeur, tandis que moi,
moi!...
Et toute pâle, les bras tendus au-dessus de sa tête, elle se laissa tomber
sur les genoux.
-- Tandis que vous, dit Raoul, vous me disiez que vous m’aimiez, et
vous en aimiez un autre!
-- Hélas! oui, s’écria la pauvre enfant; hélas! oui, j’en aime un autre; et
cet autre...
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