Le vicomte de Bragelonne, Tome III. | Page 4

Alexandre Dumas
roi offensé, et, connaissant le coeur des rois en général et celui des puissants en particulier, il se demandait si bient?t ce poids de fureur, suspendu jusque-là sur le vide, ne finirait point par tomber sur lui, par cela même que d’autres étaient coupables et lui innocent.
En effet, tout à coup le roi s’arrêta dans sa marche immodérée, et, fixant sur de Saint-Aignan un regard courroucé.
-- Et toi, de Saint-Aignan? s’écria-t-il.
De Saint-Aignan fit un mouvement qui signifiait:
-- Eh bien! Sire?
-- Oui, tu as été aussi sot que moi, n’est-ce pas?
-- Sire, balbutia de Saint-Aignan.
-- Tu t’es laissé prendre à cette grossière plaisanterie.
-- Sire, dit de Saint-Aignan, dont le frisson commen?ait à secouer les membres, que Votre Majesté ne se mette point en colère: les femmes, elle le sait, sont des créatures imparfaites créées pour le mal; donc, leur demander le bien c’est exiger d’elles la chose impossible.
Le roi, qui avait un profond respect de lui-même, et qui commen?ait à prendre sur ses passions cette puissance qu’il conserva sur elles toute sa vie, le roi sentit qu’il se déconsidérait à montrer tant d’ardeur pour un si mince objet.
-- Non, dit-il vivement, non, tu te trompes, Saint-Aignan, je ne me mets pas en colère; j’admire seulement que nous ayons été joués avec tant d’adresse et d’audace par ces deux petites filles. J’admire surtout que, pouvant nous instruire, nous ayons fait la folie de nous en rapporter à notre propre coeur.
-- Oh! le coeur, Sire, le coeur, c’est un organe qu’il faut absolument réduire à ses fonctions physiques, mais qu’il faut destituer de toutes fonctions morales. J’avoue, quant à moi, que, lorsque j’ai vu le coeur de Votre Majesté si fort préoccupé de cette petite...
-- Préoccupé, moi? mon coeur préoccupé? Mon esprit, peut-être; mais quant à mon coeur... il était...
Louis s’aper?ut, cette fois encore, que pour couvrir un vide, il en allait découvrir un autre.
-- Au reste, ajouta-t-il, je n’ai rien à reprocher à cette enfant. Je savais qu’elle en aimait un autre.
-- Le vicomte de Bragelonne, oui. J’en avais prévenu Votre Majesté.
-- Sans doute. Mais tu n’étais pas le premier. Le comte de La Fère m’avait demandé la main de Mlle de La Vallière pour son fils. Eh bien! à son retour d’Angleterre, je les marierai puisqu’ils s’aiment.
-- En vérité, je reconnais là toute la générosité du roi.
-- Tiens, Saint-Aignan, crois-moi, ne nous occupons plus de ces sortes de choses, dit Louis.
-- Oui, digérons l’affront, Sire, dit le courtisan résigné.
-- Au reste, ce sera chose facile, fit le roi en modulant un soupir.
-- Et pour commencer, moi... dit Saint-Aignan.
-- Eh bien?
-- Eh bien! je vais faire quelque bonne épigramme sur le trio. J’appellerai cela: _Na?ade et Dryade_; cela fera plaisir à Madame.
-- Fais, Saint-Aignan, fais, murmura le roi. Tu me liras tes vers, cela me distraira. Ah! n’importe, n’importe, Saint-Aignan, ajouta le roi comme un homme qui respire avec peine, le coup demande une force surhumaine pour être dignement soutenu.
Et, comme le roi achevait ainsi en se donnant les airs de la plus angélique patience, un des valets de service vint gratter à la porte de la chambre.
De Saint-Aignan s’écarta par respect.
-- Entrez, fit le roi.
Le valet entrebailla la porte.
-- Que veut-on? demanda Louis.
Le valet montra une lettre pliée en forme de triangle.
-- Pour Sa Majesté, dit-il.
-- De quelle part?
-- Je l’ignore; il a été remis par un des officiers de service.
Le roi fit signe, le valet apporta le billet.
Le roi s’approcha des bougies, ouvrit le billet, lut la signature et laissa échapper un cri.
Saint-Aignan était assez respectueux pour ne pas regarder; mais, sans regarder, il voyait et entendait.
Il accourut.
Le roi, d’un geste, congédia le valet.
-- Oh! mon Dieu! fit le roi en lisant.
-- Votre Majesté se trouve-t-elle indisposée? demanda Saint-Aignan les bras étendus.
-- Non, non, Saint-Aignan; lis!
Et il lui passa le billet.
Les yeux de Saint-Aignan se portèrent à la signature.
-- La Vallière! s’écria-t-il. Oh! Sire!
-- Lis! lis!
Et Saint-Aignan lut:
?Sire, pardonnez-moi mon importunité, pardonnez-moi surtout le défaut de formalités qui accompagne cette lettre; un billet me semble plus pressé et plus pressant qu’une dépêche; je me permets donc d’adresser un billet à Votre Majesté.
Je rentre chez moi brisée de douleur et de fatigue, Sire, et j’implore de Votre Majesté la faveur d’une audience dans laquelle je pourrai dire la vérité à mon roi.
Signé: Louise de La Vallière.?
-- Eh bien? demanda le roi en reprenant la lettre des mains de Saint Aignan tout étourdi de ce qu’il venait de lire.
-- Eh bien? répéta Saint-Aignan.
-- Que penses-tu de cela?
-- Je ne sais trop.
-- Mais enfin?
-- Sire, la petite aura entendu gronder la foudre, et elle aura eu peur.
-- Peur de quoi? demanda noblement Louis.
-- Dame! que voulez-vous, Sire! Votre Majesté a mille raisons d’en vouloir à l’auteur ou aux auteurs d’une si méchante plaisanterie, et la mémoire de Votre Majesté, ouverte dans le mauvais
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