Le vicomte de Bragelonne, Tome II. | Page 6

Alexandre Dumas
le mouvement moelleux d'un navire. Une
minute de plus, Porthos allait rêver.
La porte de sa chambre s'ouvrit doucement sous la pression délicate de
la main d'Aramis.
L'évêque s'approcha du dormeur. Un épais tapis assourdissait le bruit
de ses pas; d'ailleurs, Porthos ronflait de façon à éteindre tout autre
bruit.
Il lui posa une main sur l'épaule.
-- Allons, dit-il, allons, mon cher Porthos.
La voix d'Aramis était douce et affectueuse, mais elle renfermait plus
qu'un avis, elle renfermait un ordre. Sa main était légère, mais elle
indiquait un danger.
Porthos entendit la voix et sentit la main d'Aramis au fond de son
sommeil.
Il tressaillit.
-- Qui va là? dit-il avec sa voix de géant.
-- Chut! c'est moi, dit Aramis.
-- Vous, cher ami! et pourquoi diable m'éveillez-vous?
-- Pour vous dire qu'il faut partir.
-- Partir?
-- Oui.
-- Pour où?
-- Pour Paris.
Porthos bondit dans son lit et retomba assis en fixant sur Aramis ses
gros yeux effarés.
-- Pour Paris?
-- Oui.
-- Cent lieues! fit-il.
-- Cent quatre, répliqua l'évêque.
-- Ah! mon Dieu! soupira Porthos en se recouchant, pareil à ces enfants
qui luttent avec leur bonne pour gagner une heure ou deux de sommeil.
-- Trente heures de cheval, ajouta résolument Aramis. Vous savez qu'il
y a de bons relais.
Porthos bougea une jambe en laissant échapper un gémissement.

-- Allons! allons! cher ami, insista le prélat avec une sorte d'impatience.
Porthos tira l'autre jambe du lit.
-- Et c'est absolument nécessaire que je parte? dit-il.
-- De toute nécessité.
Porthos se dressa sur ses jambes et commença d'ébranler le plancher et
les murs de son pas de statue.
-- Chut! pour l'amour de Dieu, mon cher Porthos! dit Aramis; vous
allez réveiller quelqu'un.
-- Ah! c'est vrai, répondit Porthos d'une voix de tonnerre; j'oubliais;
mais, soyez tranquille, je m'observerai. Et, en disant ces mots, il fit
tomber une ceinture chargée de son épée, de ses pistolets et d'une
bourse dont les écus s'échappèrent avec un bruit vibrant et prolongé.
Ce bruit fit bouillir le sang d'Aramis, tandis qu'il provoquait chez
Porthos un formidable éclat de rire.
-- Que c'est bizarre! dit-il de sa même voix.
-- Plus bas, Porthos, plus bas, donc!
-- C'est vrai.
Et il baissa en effet la voix d'un demi-ton.
-- Je disais donc, continua Porthos, que c'est bizarre qu'on ne soit
jamais aussi lent que lorsqu'on veut se presser, aussi bruyant que
lorsqu'on désire être muet.
-- Oui, c'est vrai; mais faisons mentir le proverbe, Porthos, hâtons-nous
et taisons-nous.
-- Vous voyez que je fais de mon mieux, dit Porthos en passant son
haut-de-chausses.
-- Très bien.
-- Il paraît que c'est pressé?
-- C'est plus que pressé, c'est grave, Porthos.
-- Oh! oh!
-- D'Artagnan vous a questionné, n'est-ce pas?
-- Moi?
-- Oui, à Belle-Île?
-- Pas le moins du monde.
-- Vous en êtes bien sûr, Porthos?
-- Parbleu!
-- C'est impossible. Souvenez-vous bien.
-- Il m'a demandé ce que je faisais, je lui ai dit: «De la topographie.»

J'aurais voulu dire un autre mot dont vous vous étiez servi un jour.
-- De la castramétation?
-- C'est cela; mais je n'ai jamais pu me le rappeler.
-- Tant mieux! Que vous a-t-il demandé encore?
-- Ce que c'était que M. Gétard.
-- Et encore?
-- Ce que c'était que M. Jupenet.
-- Il n'a pas vu notre plan de fortifications, par hasard?
-- Si fait.
-- Ah! diable!
-- Mais soyez tranquille, j'avais effacé votre écriture avec de la gomme.
Impossible de supposer que vous avez bien voulu me donner quelque
avis dans ce travail.
-- Il a de bien bons yeux, notre ami.
-- Que craignez-vous?
-- Je crains que tout ne soit découvert, Porthos; il s'agit donc de
prévenir un grand malheur. J'ai donné l'ordre à mes gens de fermer
toutes les portes. On ne laissera point sortir d'Artagnan avant le jour.
Votre cheval est tout sellé; vous gagnez le premier relais; à cinq heures
du matin, vous aurez fait quinze lieues. Venez.
On vit alors Aramis vêtir Porthos pièce par pièce avec autant de célérité
qu'eût pu le faire le plus habile valet de chambre. Porthos, moitié
confus, moitié étourdi, se laissait faire et se confondait en excuses.
Lorsqu'il fut prêt, Aramis le prit par la main et l'emmena, en lui faisant
poser le pied avec précaution sur chaque marche de l'escalier,
l'empêchant de se heurter aux embrasures des portes, le tournant et le
retournant comme si lui, Aramis, eût été le géant et Porthos le nain.
Cette âme incendiait et soulevait cette matière. Un cheval, en effet,
attendait tout sellé dans la cour. Porthos se mit en selle.
Alors Aramis prit lui-même le cheval par la bride et le guida sur du
fumier répandu dans la cour, dans l'intention
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