Le vicomte de Bragelonne, Tome II. | Page 4

Alexandre Dumas
ne peut plus sincère.
-- C'est alors que vous allates chez le comte de La Fère?
-- Oui.
-- Chez moi?
-- Oui.
-- Et chez Porthos?
-- Oui.
-- était-ce pour nous faire une simple visite?
-- Non; je ne vous savais point attachés, et je voulais vous emmener en Angleterre.
-- Oui, je comprends, et alors vous avez exécuté seul, homme merveilleux, ce que vous vouliez nous proposer d'exécuter à nous quatre. Je me suis douté que vous étiez pour quelque chose dans cette belle restauration, quand j'appris qu'on vous avait vu aux réceptions du roi Charles, lequel vous parlait comme un ami, ou plut?t comme un obligé.
-- Mais comment diable avez-vous su tout cela? demanda d'Artagnan, qui craignait que les investigations d'Aramis ne s'étendissent plus loin qu'il ne le voulait.
-- Cher d'Artagnan, dit le prélat, mon amitié ressemble un peu à la sollicitude de ce veilleur de nuit que nous avons dans la petite tour du m?le, à l'extrémité du quai. Ce brave homme allume tous les soirs une lanterne pour éclairer les barques qui viennent de la mer. Il est caché dans sa guérite, et les pêcheurs ne le voient pas; mais lui les suit avec intérêt; il les devine, il les appelle, il les attire dans la voie du port. Je ressemble à ce veilleur; de temps en temps quelques avis m'arrivent et me rappellent au souvenir de tout ce que j'aimais. Alors je suis les amis d'autrefois sur la mer orageuse du monde, moi, pauvre guetteur auquel Dieu a bien voulu donner l'abri d'une guérite.
-- Et, dit d'Artagnan, après l'Angleterre, qu'ai-je fait?
-- Ah! voilà! fit Aramis, vous voulez forcer ma vue. Je ne sais plus rien depuis votre retour, d'Artagnan; mes yeux se sont troublés. J'ai regretté que vous ne pensiez point à moi. J'ai pleuré votre oubli. J'avais tort. Je vous revois, et c'est une fête, une grande fête, je vous le jure... Comment se porte Athos?
-- Très bien, merci.
-- Et notre jeune pupille?
-- Raoul?
-- Oui.
-- Il para?t avoir hérité de l'adresse de son père Athos et de la force de son tuteur Porthos.
-- Et à quelle occasion avez-vous pu juger de cela?
-- Eh! mon Dieu! la veille même de mon départ.
-- Vraiment?
-- Oui, il y avait exécution en Grève, et, à la suite de cette exécution, émeute. Nous nous sommes trouvés dans l'émeute, et, à la suite de l'émeute, il a fallu jouer de l'épée; il s'en est tiré à merveille.
-- Bah! et qu'a-t-il fait? dit Porthos.
-- D'abord il a jeté un homme par la fenêtre, comme il e?t fait d'un ballot de coton.
-- Oh! très bien! s'écria Porthos.
-- Puis il a dégainé, pointé, estocadé, comme nous faisions dans notre beau temps, nous autres.
-- Et à quel propos cette émeute? demanda Porthos.
D'Artagnan remarqua sur la figure d'Aramis une complète indifférence à cette question de Porthos.
-- Mais, dit-il en regardant Aramis, à propos de deux traitants à qui le roi faisait rendre gorge, deux amis de M. Fouquet que l'on pendait.
à peine un léger froncement de sourcils du prélat indiqua-t-il qu'il avait entendu.
-- Oh! oh! fit Porthos, et comment les nommait-on, ces amis de M. Fouquet?
-- MM. d'Emerys et Lyodot, dit d'Artagnan. Connaissez-vous ces noms-là, Aramis?
-- Non, fit dédaigneusement le prélat; cela m'a l'air de noms de financiers.
-- Justement.
-- Oh! M. Fouquet a laissé pendre ses amis? s'écria Porthos.
-- Et pourquoi pas? dit Aramis.
-- C'est qu'il me semble...
-- Si on a pendu ces malheureux, c'était par ordre du roi. Or, M. Fouquet, pour être surintendant des finances, n'a pas, je pense, droit de vie et de mort.
-- C'est égal, grommela Porthos, à la place de M. Fouquet...
Aramis comprit que Porthos allait dire quelque sottise. Il brisa la conversation.
-- Voyons, dit-il, mon cher d'Artagnan, c'est assez parler des autres; parlons un peu de vous.
-- Mais, de moi, vous en savez tout ce que je puis vous en dire. Parlons de vous, au contraire, cher Aramis.
-- Je vous l'ai dit, mon ami, il n'y a plus d'Aramis en moi.
-- Plus même de l'abbé d'Herblay?
-- Plus même. Vous voyez un homme que Dieu a pris par la main et qu'il a conduit à une position qu'il ne devait ni n'osait espérer.
-- Dieu? interrogea d'Artagnan.
-- Oui.
-- Tiens! c'est étrange; on m'avait dit, à moi, que c'était M. Fouquet.
-- Qui vous a dit cela? fit Aramis sans que toute la puissance de sa volonté p?t empêcher une légère rougeur de colorer ses joues.
-- Ma foi! c'est Bazin.
-- Le sot!
-- Je ne dis pas qu'il soit homme de génie, c'est vrai; mais il me l'a dit, et après lui, je vous le répète.
-- Je n'ai jamais vu M. Fouquet, répondit Aramis avec un regard aussi calme et aussi pur que celui d'une jeune vierge qui n'a jamais menti.
-- Mais, répliqua d'Artagnan, quand vous l'eussiez vu et même connu, il n'y aurait point de mal à cela; c'est un
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