Le tour du mond quatre-vingts jours | Page 2

Jules Verne
parents ni amis, -- ce qui est
plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de
Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il n'était
question. Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant, dînant au
club à des heures chronométriquement déterminées, dans la même salle,
à la même table, ne traitant point ses collègues, n'invitant aucun
étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit précis,
sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform-Club tient
à la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures, il en
passait dix à son domicile, soit qu'il dormît, soit qu'il s'occupât de sa
toilette. S'il se promenait, c'était invariablement, d'un pas égal, dans la
salle d'entrée parquetée en marqueterie, ou sur la galerie circulaire,
au-dessus de laquelle s'arrondit un dôme à vitraux bleus, que supportent
vingt colonnes ioniques en porphyre rouge. S'il dînait ou déjeunait,
c'étaient les cuisines, le garde-manger, l'office, la poissonnerie, la
laiterie du club, qui fournissaient à sa table leurs succulentes réserves ;

c'étaient les domestiques du club, graves personnages en habit noir,
chaussés de souliers à semelles de molleton, qui le servaient dans une
porcelaine spéciale et sur un admirable linge en toile de Saxe ; c'étaient
les cristaux à moule perdu du club qui contenaient son sherry, son porto
ou son claret mélangé de cannelle, de capillaire et de cinnamome ;
c'était enfin la glace du club -- glace venue à grands frais des lacs
d'Amérique -- qui entretenait ses boissons dans un satisfaisant état de
fraîcheur.
Si vivre dans ces conditions, c'est être un excentrique, il faut convenir
que l'excentricité a du bon !
La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par
un extrême confort. D'ailleurs, avec les habitudes invariables du
locataire, le service s'y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg exigeait
de son unique domestique une ponctualité, une régularité
extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné
son congé à James Forster -- ce garçon s'étant rendu coupable de lui
avoir apporté pour sa barbe de l'eau à quatre-vingt-quatre degrés
Fahrenheit au lieu de quatre-vingt-six --, et il attendait son successeur,
qui devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie.
Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds
rapprochés comme ceux d'un soldat à la parade, les mains appuyées sur
les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l'aiguille de
la pendule, -- appareil compliqué qui indiquait les heures, les minutes,
les secondes, les jours, les quantièmes et l'année. A onze heures et
demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne habitude,
quitter la maison et se rendre au Reform-Club.
En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait
Phileas Fogg.
James Forster, le congédié, apparut.
« Le nouveau domestique », dit-il,
Un garçon âgé d'une trentaine d'années se montra et salua.

« Vous êtes Français et vous vous nommez John ? lui demanda Phileas
Fogg.
-- Jean, n'en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean
Passepartout, un surnom qui m'est resté, et que justifiait mon aptitude
naturelle à me tirer d'affaire. Je crois être un honnête garçon, monsieur,
mais, pour être franc, j'ai fait plusieurs métiers. J'ai été chanteur
ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme Léotard,
et dansant sur la corde comme Blondin ; puis je suis devenu professeur
de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et, en dernier
lieu, j'étais sergent de pompiers, à Paris. J'ai même dans mon dossier
des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j'ai quitté la
France et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis valet de
chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant appris que
M. Phileas Fogg était l'homme le plus exact et le plus sédentaire du
Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec l'espérance d'y
vivre tranquille et d'oublier jusqu'à ce nom de Passepartout...
-- Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m'êtes
recommandé. J'ai de bons renseignements sur votre compte. Vous
connaissez mes conditions ?
-- Oui, monsieur.
-- Bien. Quelle heure avez-vous ?
-- Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des
profondeurs de son gousset une énorme montre d'argent.
-- Vous retardez, dit Mr. Fogg.
-- Que monsieur me pardonne, mais c'est impossible.
-- Vous retardez de quatre minutes. N'importe. Il suffit de constater
l'écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin,
ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service. »
Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le

plaça sur sa tête avec un mouvement d'automate et disparut sans ajouter
une parole.
Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois :
c'était son nouveau maître qui sortait
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