Le sergent Renaud | Page 6

Pierre Sales
surpris. Tu parles avec une gravité...
--C'est qu'il s'agit réellement de choses très graves. Ecoute-moi bien. Tu sais, comme tout le monde, que ma mère veut me donner pour femme sa pupille, Mlle Juliette de Persant. Elle ne m'avait jamais parlé ouvertement de ce mariage; mais elle vient de me faire conna?tre son espérance, la plus chère de toutes ses espérances, m'écrit-elle... Elle a retiré sa pupille du couvent de Rennes où s'achevait son éducation; elle n'a pas eu le courage de se priver encore d'elle jusqu'aux grandes vacances. Et elles m'attendent, toutes deux, à Angoville... où je ne me rendrai cependant pas, en ce moment; car... je ne peux pas épouser cette enfant!
--Parlerais-tu sérieusement? Tu me fais peur!
--Si sérieusement, répondit Villepreux avec un grand calme, que j'avais songé à aller te trouver en Afrique, pour te confier mes projets. Tu es le seul ami à qui je puisse ouvrir mon coeur. Dans les circonstances cruelles de la vie, on a besoin, sinon de demander des conseils, qu'on ne suit généralement pas, du moins de dire ses angoisses...
--Est-il possible que tu n'aimes pas Mlle de Persant?
--Je l'aime, Henri, mais comme on peut aimer une enfant qu'on a fait sauter sur ses genoux, dont on a guidé les premiers pas, dont on a pris l'habitude de se considérer comme le protecteur... C'est moi, je te donne là un détail enfantin mais qui te fera tout comprendre, c'est moi qui lui ai montré ses lettres quand elle a appris à lire... J'aime Juliette, oui! mais pas comme on doit aimer sa femme!
--Ton affection deviendrait bien vite de l'amour...
--Non! déclara énergiquement Villepreux. Il y a un an encore, j'aurais raisonné comme toi, parce que, il y a un an, je ne connaissais pas l'amour... le véritable amour!...
Lentement, Brettecourt pronon?a:
--Jean, tu aimes une méchante femme!
Villepreux devint blême.
--Tu parles sans savoir, murmura-t-il; oui, j'aime!... Tu conna?tras tout à l'heure l'histoire de mon amour; mais, laisse-moi d'abord m'occuper de toi, de Juliette... Ton coeur est libre, n'est-ce pas?
--Parbleu! fit légèrement Brettecourt.
--Eh bien, suppose qu'il n'ait jamais existé de projet de mariage entre Juliette et moi, et qu'on veuille te la donner! Entre toi et moi, il ne saurait exister aucune susceptibilité; or, je n'épouserai jamais Juliette; elle est riche, noble, belle; elle sera courtisée pour son argent; son mariage ressemblerait alors à tous les mariages de notre monde et serait par suite mauvais. Ce serait un remords terrible pour moi. Toi, tu n'as plus grand'chose, puisque ton pauvre père est mort ruiné; mais je sais qu'aucun sentiment d'intérêt n'influerait sur ta volonté; tu es le seul homme que je veuille pour le mari de Juliette, le seul qui assurera son bonheur...
--Mais si elle t'aime déjà?
--Affection de soeur, ami! Et tu n'auras qu'à para?tre, à te montrer tel que tu es, si bon, si brave, si généreux, portant si dignement ton grand nom; et la chère enfant t'aura bien vite ouvert son coeur... Vois-tu, il se passe en moi des choses si graves que je m'imagine parfois que je pourrais mourir; et alors, je veux unir les deux êtres que j'aime le plus au monde après ma mère!...
--Et... cette femme? interrogea anxieusement Brettecourt.
--Oh! elle! s'écria Villepreux en lui serrant violemment la main, il y a des moments où je crois que je l'aime plus que tout, plus que ma mère elle-même!
Brettecourt fut bouleversé par l'animation de son ami.
--Villepreux, quand un amour est si violent, il faut le craindre. Un amour qui peut diminuer l'affection d'un fils tel que toi!... Ami, il faut arracher un tel amour de ton coeur! Tu avais raison: je reviens à propos pour lutter contre toi-même!
--Arracher mon amour de mon coeur? fit Villepreux, avec un regard jeté vers le ciel; tu en arracherais plut?t la vie! Pour la seconde fois, tu viens de blamer, d'insulter presque mon amour... Si tu savais! Tu ne connais que ces coquettes du grand monde ou du mauvais--elles sont aussi dangereuses les unes que les autres--qui passent leur vie à se moquer de nous, et dont l'amour malsain suffit à empoisonner toute une existence. Mais, Brettecourt, j'aime une jeune fille, noble et belle malgré l'obscurité de sa naissance... Et cet amour durera toute ma vie, puisque, en quelques mois, il m'a complètement transformé...
Villepreux demeura quelques minutes immobile, silencieux. Puis il reprit:
--Oui... Je vivais, insouciant de tout, songeant simplement à bien assurer le bonheur de ma mère, et, pour toutes les autres choses de la vie, me laissant aller au courant habituel; je n'avais jamais réfléchi à l'avenir... Je n'avais jamais songé au mariage. Je vivais heureux, ou plut?t me croyant heureux, libre, indifférent... quand tout à coup cet amour a pénétré en moi, faisant de moi un homme. Jusqu'au jour, vois-tu, où une femme s'est donnée à vous, n'ayant plus confiance qu'en vous, ne comptant plus que sur vous,
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