Le roman dun enfant | Page 6

Pierre Loti
monde de qui je n'aie pas le sentiment que la mort me séparera pour jamais. Avec d'antres créatures humaines, que j'ai adorées de tout mon coeur, de toute mon ame, j'ai essayé ardemment d'imaginer un après quelconque, un lendemain quelque part ailleurs, je ne sais quoi d'immatériel ne devant pas finir; mais non, rien, je n'ai pas pu--et toujours j'ai eu horriblement conscience du néant des néants, de la poussière des poussières. Tandis que, pour ma mère, j'ai presque gardé intactes mes croyances d'autrefois. Il me semble encore que, quand j'aurai fini de jouer en ce monde mon bout de r?le misérable; fini de courir, par tous les chemins non battus, après l'impossible; fini d'amuser les gens avec mes fatigues et mes angoisses, j'irai me reposer quelque part où ma mère, qui m'aura devancé, me recevra; et ce sourire de sereine confiance, qu'elle a maintenant, sera devenu alors un sourire de triomphante certitude. Il est vrai, je ne vois pas bien ce que sera ce lieu vague, qui m'appara?t comme une pale vision grise, et les mots, si incertains et flottants qu'ils soient, donnent encore une forme trop précise à ces conceptions de rêve. Et même (c'est bien enfantin ce que je vais dire là, je le sais), et même, dans ce lieu, je me représente ma mère ayant conservé son aspect de la terre, ses chères boucles blanches, et les lignes droites de son joli profil; que les années m'ab?ment peu à peu, mais que j'admire encore. La pensée que le visage de ma mère pourrait un jour dispara?tre à mes yeux pour jamais, qu'il ne serait qu'une combinaison d'éléments susceptibles de se désagréger et de se perdre sans retour dans l'ab?me universel, cette pensée, non seulement me fait saigner le coeur, mais aussi me révolte, comme inadmissible et monstrueuse. Oh! non, j'ai le, sentiment qu'il y a dans ce visage quelque chose d'à part que la mort ne touchera pas. Et mon amour pour ma mère, qui a été le seul stable des amours de ma vie, est d'ailleurs si affranchi de tout lien matériel, qu'il me donne presque confiance, à lui seul, en une indestructible chose, qui serait l'ame; et il me rend encore, par instants, une sorte de dernier et inexplicable espoir...
Je ne comprends pas très bien pourquoi cette apparition de ma mère auprès de mon petit lit de malade, ce matin, m'a tant frappé, puisqu'elle était presque constamment avec moi. Il y a là encore des dessous très mystérieux; c'est comme si, à ce moment particulier, elle m'avait été révélée pour la première fois de ma vie.
Et pourquoi, parmi mes jouets d'enfant conservés, ce pot à eau de poupée a-t-il pris, sans que je le veuille, une valeur privilégiée, une importance de relique? Tellement qu'il m'est arrivé, au loin, sur mer, à des heures de danger, d'y repenser avec attendrissement et de le revoir, à la place qu'il occupe depuis des années, dans une certaine petite armoire jamais ouverte, parmi d'autres débris; tellement que, s'il disparaissait, il me manquerait une amulette que rien ne me remplacerait plus.
Et ce pauvre chale de barège lilas, reconnu dernièrement parmi des vieilleries qu'on voulait donner à des mendiantes, pourquoi l'ai-je fait mettre de c?té comme un objet précieux?... Dans sa couleur, aujourd'hui fanée, dans ses petits bouquets rococos d'un dessin indien, je retrouve encore comme une protection bienfaisante et un sourire; je crois même que j'y retrouve du calme, de la confiance douce, presque de la foi; il s'en échappe pour moi toute une émanation de ma mère enfin, mêlée peut-être aussi à un regret mélancolique pour ces matins de mai d'autrefois qui étaient plus lumineux que ceux de nos jours...
En vérité, je crains qu'il ne paraisse bien ennuyeux à beaucoup de gens, ce livre--le plus intime d'ailleurs que j'aie jamais écrit.
En le notant, au milieu de ces calmes des veillées qui sont favorables aux souvenirs, j'ai constamment présente à ma pensée l'exquise reine à laquelle j'ai voulu le dédier; c'est comme une longue lettre que je lui adresserais, avec la certitude d'être compris jusqu'au bout, et compris même au delà, dans ces dessous profonds que les mots n'expriment pas.
Peut-être comprendront-ils aussi, mes amis inconnus, qui me suivent avec une bonne sympathie lointaine. Et du reste tous les hommes qui chérissent ou qui ont chéri leur mère, ne souriront pas des choses enfantines que je viens de dire, j'en suis très s?r.
Mais, pour tant d'autres auxquels un pareil amour est étranger, ce chapitre semblera certainement bien ridicule.
Ils n'imaginent pas, ceux-ci, en échange de leur haussement d'épaules, tout le dédain que je leur offre.

VI
Pour en finir avec les images tout à fait confuses des commencements de ma vie, je veux encore parler d'un rayon de soleil--rayon triste cette fois,--qui a laissé en moi-même sa marque ineffa?able et dont le sens
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