ils semblent près de s'éteindre, on les voit soudain, s'embraser de nouveau, concentrer sur eux-mêmes tous les feux dispersés des étoiles qui les entourent, et inonder de lumière leur siècle tout entier.
Tel est Jehan de Meung et son _Roman de la Rose_.
En 1816, M. Renouard écrivait dans le _Journal des Savants:_
?Le _Roman de la Rose_ est l'un des monuments les plus remarquables de notre ancienne poésie. Par son succès et sa célébrité, ayant jadis influé sur l'art d'écrire et sur les moeurs, il fut longtemps l'objet d'une admiration outrée et d'une critique sévère, et toutefois mérita une juste part des éloges et des reproches qui lui furent prodigués.?
Ces quelques lignes sont le résumé le plus clair et le plus net qu'on puisse tirer de tout ce qui fut écrit depuis deux cents ans sur ce fameux livre. Bref, ce jugement, qui n'en est pas un, est accepté sans appel aujourd'hui; cette sentence a fait loi.
[p. IX] Or, nous nous sommes toujours méfié de ces jugements à la Salomon, qui n'ont d'autre but que de contenter tout le monde, mais n'avancent pas la question d'un iota. Nous avons été fort étonné de voir ainsi juger en trois mots une oeuvre pour et contre laquelle furent écrits des volumes entiers, une oeuvre qui, si nous en croyons les contemporains, a bouleversé son siècle, et trois cents ans après son apparition passionnait encore nos pères.
Comment se fait-il qu'après un succès si prodigieux, cet ouvrage soit tombé dans un tel oubli, que personne ne le lise plus? Pourquoi ce silence si profond autour d'une oeuvre qui, à juste titre, passa pendant plusieurs siècles, et passe encore pour un des monuments les plus remarquables de la littérature fran?aise? Nul ne saurait l'expliquer autrement que par notre apathie naturelle et le dédain implacable dont les deux derniers siècles poursuivirent leurs devanciers, mais qui semble s'éteindre aujourd'hui.
Nous nous sommes dit cependant, avec Théophile Gautier, que nul ne dupe entièrement son époque, et que nos ancêtres, qui certes nous valaient bien, ne devaient pas avoir en vain prodigué une telle admiration, ni des critiques si violentes et si amères, à une oeuvre médiocre ou sans valeur. Nous entrepr?mes donc de vérifier par nous-même ce qu'il y avait de fondé dans ces jugements si contradictoires, et nous croyons enfin avoir assis notre opinion d'une manière absolue et définitive, tout en permettant, grace à cette nouvelle édition, à tous les lecteurs, quels qu'ils soient, de contr?ler séance tenante nos arguments; car, en face du texte primitif, se trouve la traduction à peu près littérale de l'oeuvre tout entière.
[p. X] En effet, l'expérience nous a montré combien il est dangereux, en littérature surtout, de se faire une opinion sur celle des autres. C'est ainsi que se sont perpétuées jusqu'à nous des erreurs dont nous sommes aujourd'hui profondément surpris. Le législateur du Parnasse fran?ais, Boileau lui-même, est très-discuté, et l'on commence à en appeler de ses arrêts, devant lesquels se sont inclinées dix générations successives.
Aujourd'hui, las d'admirer le grand siècle et rien que le grand siècle, on s'est demandé si réellement il n'y avait rien à admirer au-delà, si nos ancêtres étaient aussi ignorants qu'ignorés, et l'on est arrivé à cette conclusion que nous seuls sommes des ignorants.
Si par la science nous les avons dépassés, c'est en profitant de leurs conquêtes; mais il est un fait indéniable: c'est qu'on étudiait beaucoup au moyen age, où l'on avait tant à apprendre et où les moyens d'apprendre étaient si restreints.
A partir du XVIe siècle, plus on remonte, plus on est étonné de la profonde érudition et de l'incroyable activité des écrivains, c'est-à-dire des savants (ces deux mots étaient synonymes alors), car on ne faisait pas à cette époque, comme au grand siècle, sa fortune et sa réputation avec un sonnet ou une plate ép?tre au plus flagorné des rois.
e Or, en notre qualité d'enfant de l'Orléanais, rien ne pouvait exciter à un plus haut point notre curiosité que le fameux _Roman de la Rose_. Nous en entrepr?mes l'étude il y a quelques années, avec l'intention de la faire aussi complète et aussi consciencieuse que possible. Pour cela, il était de toute nécessité d'en faire la traduction, afin de pouvoir suivre l'oeuvre jusque dans ses moindres détails. Nous la commen?ames donc; puis, le charme aidant, bercé de la riante illusion du poète, nous nous pr?mes à le suivre dans les sentiers fleuris de son paradis terrestre. Nous étions, comme l'Amant, ébloui, enivré, ravi. Mais comme cette prose était pale auprès de l'adorable langage de Guillaume! Comment rendre la simplicité, la grace et la na?veté du romancier, la richesse et l'harmonie si douce de sa vieille langue romane, autrement que dans le rhythme gracieux choisi par lui? Malgré nous, nous en v?nmes à rimailler ce songe délicieux et à traduire l'oeuvre entière en vers modernes, mais
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