Le roman de la rose | Page 2

Guillaume de Lorris-Jean de Meung
fis grant folie et grant rage
Quant au Diex
d'Amors fis hommage.
Dame Oiseuse le me fist faire,
Honnie soit
et son affaire,
Qui me fist où joli vergier
Par ma proiere herbergier!

Car, s'ele éust nul bien séu,
El ne m'éust onques créu;
L'en ne
doit pas croire fol homme
De la value d'une pomme.
Blasmer le
doit-l'en et reprendre,
Ains qu'en li laist folie emprendre;
[p. 7]
Surtout c'est elle qui me tue 4349
La vieille puante et moussue,
Qui
de si près le doit garder
Que nul il n'ose regarder.
Dès lors
augmenteront mes peines;
Pourtant trois grâces souveraines
Daigna
m'accorder Dieu d'Amours
Vaines, las! en ces sombres jours.
C'est
Doux-Penser qui point ne m'aide,
Doux-Parler que point ne possède

Et le troisième Doux-Regard.
Si Dieu ne m'aide sans retard,
Je
les perdrai sans aucun doute,
Car leur vertu s'usera toute
Si
Bel-Accueil reste en prison
Qu'ils tiennent par grand' trahison.
De
ma mort il sera la cause,
Car jamais vivant, je suppose,
Il n'en
sortira. Sortir, las!
Par quelle prouesse mon bras
L'arracher de la
forteresse?
Je n'ai plus force ni sagesse
Depuis que ma folle fureur

D'Amour me fit le serviteur.
Dame Oyseuse me le fit faire

Lorsque, cédant à ma prière
(Dieu la honnisse!), du verger
L'huis
elle ouvrit pour m'héberger.
On ne doit propos de fol homme
Priser
la valeur d'une pomme;

Et si nul bien elle avait su,
Jamais elle ne
m'aurait cru
Ni laissé folie entreprendre
Sans me blâmer et me
reprendre;
[p. 8]
Et je fui fox, et el me crut. 4371
Onques par li biens ne me crut;
El
m'acomplit tout mon voloir,
Si m'en estuet plaindre et doloir.
Bien
le m'avoit Raison noté,
Tenir m'en puis por assoté,
Quant dès lors
d'amer ne recrui,
Et le conseil Raison ne crui.
Droit ot Raison de
moi blasmer,
Quant onques m'entremis d'amer;
Trop griés maus

m'en convient sentir,
Par foi, je m'en voil repentir.
Repentir? las! ge
que feroie?
Traïtres, faus, honnis seroie.
Maufez m'auroient envaï,

J'auroie mon seignor traï.
Bel-Acueil reseroit traïs!
Doit-il estre
par moi haïs,
S'il, por moi faire cortoisie,
Languist en la tor Jalousie?

Cortoisie me fit-il voire
Si grant, que nus nel' porroit croire,

Quant il volt que ge trespassasse
La haie et la Rose baisasse.
Ne l'en
doi pas mal gré savoir,
Ne ge ne l'en saurai jà voir.
Jà, se Diex plaist,
du Diex d'Amors,
Ne de li plaintes ne clamors,
Ne d'Esperance, ne
d'Oiseuse,
Qui tant m'a esté gracieuse,
Ne ferai mès; car tort auroie

Se de lor bien-fait me plaignoie.
Dont n'i a mès fors du soffrir,
Et
mon cors à martire offrir,
[p. 9]
Or, j'étais fol, elle me crut, 4383
Nul bien par elle ne m'échut;
Je la
trouvai trop complaisante,
Et je pleure et je me lamente.
Raison me
l'avait bien-noté,
Pourquoi sa voix n'ai-je écouté
Quand elle me
faisait défense
D'aimer, ô fatale démence!
Moult sage était de me
blâmer
Raison quand j'entrepris d'aimer,
D'où me vint trop dure
avanie;
Je veux oublier ma folie.
Oublier, las! Je ne saurais!
Au
démon je succomberais!
Je serais lâche, faux et traître!
Comment!
je renierais mon maître
Et Bel-Accueil serait trahi!
De moi doit-il
être haï,
Si pour sa tendre courtoisie
L'enserre en sa tour Jalousie?

Nul ne croirait pareille horreur;
Lui qui m'octroya la faveur
De
franchir la barrière close
Afin d'aller baiser la Rose!
Non! Je ne lui
saurai jamais
Nul mauvais gré de ses bienfaits;
Jamais ne me
plaindrai d'Oyseuse
Qui pour moi fut si gracieuse,
Ni d'Espérance,
ni d'Amour,
S'il plaît à Dieu, qui tour à tour
M'ont secouru dans ma
détresse;
Jamais n'aurai telle faiblesse.
Non! Mon devoir est de
souffrir,
De mon corps au martyre offrir,
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Et d'atendre en bonne espérance 4405
Tant qu'Amors m'envoie

alejance.
Atendre merci me convient,
Car il me dist, bien m'en
sovient:
Ton servise prendrai en gré,
Et te metrai en haut degré,

Se mauvestié ne le te tost;
Mès, espoir, ce n'iert mie tost,
Grans
biens ne vient pas en poi d'hore,
Eins i convient metre demore.
Ce
sunt si dit tout mot à mot,
Bien pert que tendrement m'amot.
Or n'i
a fors de bien servir,
Se ge voil son gré deservir;
Qu'en moi seroient
li defaut,
Où Diex d'Amors pas ne defaut
Par foi, que Diex ne failli
onques.
Certes il defaut en moi donques,
Si ne sai-ge pas dont ce
vient,
Ne jà ne saurai, se Dé vient.
Or aut si cum aler porra,
Or
face Amor ce qu'il vorra,
Ou d'eschaper, ou d'encorir,
S'il vuet, si
me face morir.
N'en vendroie jamès à chief,
Si sui-ge mors se ne
l'achief,
Ou s'autre por moi ne l'achieve;
Mais s'Amors, qui si fort
me grieve,
Por moi le voloit achever,
Nus maus ne me porroit
grêver
Qui m'avenist en son servise.
Or aut du tout à sa devise,

Mete-il conseil, s'il li viaut metre,
Ge ne m'en sai plus entremetre;
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Et d'attendre en bonne espérance 4417
Qu'Amour enfin m'offre
allégeance.
C'est le parti qui me convient,
Car autant comme il m'en
souvient,
Voici mot à mot sa promesse
Qui pour moi montre sa
tendresse:
«Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en haut
degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais
s'imposent;
La Fortune est lente à venir,
Et moult fait attendre et
souffrir.»
Servons-le donc sans défaillance
Pour mériter sa
bienveillance.
S'il est un coupable, c'est moi,
Et non Dieu d'Amours,
par ma foi,
Car Dieu ne saurait faillir oncques;
En moi seul est le
péché doncques.
D'où me vint-il? Je ne le sais,
Et ne veux le savoir
jamais.
Qu'Amour me sauve ou sacrifie,
S'il veut, qu'il m'arrache la
vie;
Or advienne ce qu'il pourra,
Qu'Amour fasse ce qu'il voudra,

Je
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