Le renard | Page 6

Johann Wolfgang von Goethe
était charpentier de son état et
fort habile homme. Il y avait dans sa cour un tronc de chêne étendu par
terre; pour le fendre, il avait déjà fait entrer deux coins solides dans le
bois, et l'arbre entamé bâillait à une de ses extrémités presque la
longueur d'une aune. Reineke l'avait bien remarqué; il dit à l'ours:
«Mon oncle, il y a dans cet arbre bien plus de miel que vous ne
supposez; fourrez-y votre museau aussi profondément que vous pourrez.
Je vous conseille seulement de ne pas y mettre trop de voracité, vous
pourriez vous en trouver mal.--Croyez-vous, dit l'ours, que je sois un
glouton? Fi donc! il faut de la modération en toute chose.» C'est ainsi
que l'ours se laissa enjôler; il fourra dans la fente sa tête jusqu'aux
oreilles et même les pattes de devant.
Reineke se mit aussitôt à l'oeuvre, et, à force de tirer et de pousser, il fit
sortir les coins, et voilà Brun pris, la tête et les pieds comme dans un
étau, malgré ses cris et ses prières. Quelles que fussent sa force et sa
hardiesse, Brun fut à une rude épreuve et c'est ainsi que le neveu
emprisonna son oncle par ses ruses. L'ours hurlait, beuglait, et avec ses
pattes de derrière grattait la terre en fureur et fit en somme un tel tapage,
que Rustevyl se releva. Le maître charpentier prit sa hache à tout hasard
afin d'être armé dans le cas où l'on chercherait à lui nuire.
Cependant Brun se trouvait dans de terribles angoisses; le chêne

l'étreignait plus fortement. Il avait beau s'agiter en hurlant de douleur, il
n'y gagnait rien; il croyait n'en sortir jamais; c'est ce que pensait aussi
Reineke et il s'en réjouissait. Lorsqu'il vit de loin s'avancer Rustevyl, il
se mit à crier: «Brun, comment cela va-t-il? Modérez-vous à l'endroit
du miel; dites-moi, le trouvez-vous bon? Voilà Rustevyl qui arrive et
qui va vous offrir l'hospitalité; vous venez de dîner, il vous apporte le
dessert: bon appétit!» Et Reineke s'en retourna à son château de
Malpertuis. Lorsque Rustevyl arriva et vit l'ours, il courut bien vite
appeler les paysans qui étaient encore réunis au cabaret. «Venez! leur
cria-t-il; il y a un ours de pris dans ma cour, c'est la pure vérité!» Ils
suivirent en courant; chacun fit diligence autant qu'il put. L'un prit une
fourche, l'autre un râteau, le troisième une broche, le quatrième une
pioche, et le cinquième était armé d'un pieu. Jusqu'au curé et au
sacristain qui arrivèrent avec leur batterie de cuisine. La cuisinière du
curé (elle s'appelait madame Yutt et savait préparer le gruau mieux que
personne) ne resta pas en arrière, elle vint avec sa quenouille pour faire
un mauvais parti au malheureux ours. Brun entendait, dans une détresse
affreuse, le bruit croissant de ses ennemis qui approchaient. D'un effort
désespéré, il arracha sa tête de la fente; mais il y laissa sa peau et ses
poils jusqu'aux oreilles. Non, jamais, on n'a vu un animal plus à
plaindre! le sang lui jaillit des oreilles. À quoi cela lui sert-il d'avoir
délivré sa tête? ses pattes restent encore dans l'arbre; il les arrache
vivement d'une secousse; il tombe sans connaissance: les griffes et la
peau des pattes étaient restées dans l'étau de chêne. Hélas! cela ne
ressemblait guère au doux miel dont Reineke lui avait donné l'espoir; le
voyage ne lui avait guère réussi; c'était une triste expédition! Pour
comble de malheur, sa barbe et ses pieds sont couverts de sang; il ne
peut ni marcher, ni courir; et Rustevyl approche! Tous ceux qui sont
venus avec lui tombent sur l'ours; ils ne songent qu'à le tuer. Le curé le
frappe de loin avec un bâton très-long. La pauvre bête a beau se tourner
à droite ou à gauche, ses ennemis le pressent, les uns avec des épieux,
les autres avec des haches; le forgeron a apporté des marteaux et des
tenailles; d'autres viennent avec des bêches et des boyaux; ils frappent,
ils crient, ils frappent jusqu'à ce que l'ours roule de frayeur et de
détresse dans sa propre ordure. Ils tombèrent tous dessus; nul ne resta
en arrière. Le bancal Schloppe et Ludolf le canard furent les plus
enragés; Gérold maniait le fléau avec ses doigts crochus; à ses côtés se

tenait le gros Kuckelrei. Ce furent les deux qui frappèrent le plus. Abel
Quack et madame Yutt aussi s'en donnèrent à coeur joie; Talké frappa
l'ours avec sa botte. Il n'y eut pas que ceux que nous venons de nommer;
car, hommes et femmes, tous y coururent: chacun en voulait à la vie de
Brun. Kuckelrei poussait les plus hauts cris, il faisait l'important; car
madame Villigétrude, qui demeure près de la porte, était sa mère (on le
savait); quant à son père, il était inconnu. Pourtant
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