Le positivisme anglais | Page 9

Hippolyte A. Taine
En d'autres termes, le contraire des axiomes sera
inconcevable. Ainsi les axiomes, quoique leur contraire soit
inconcevable, sont des expériences d'une certaine classe, et c'est parce
qu'ils sont des expériences d'une certaine classe que leur contraire est
inconcevable. De toutes parts surnage cette conclusion, qui est l'abrégé
du système: toute proposition instructive ou féconde vient d'une
expérience, et n'est qu'une liaison de faits.

VII
Il suit de là que l'induction est la seule clef de la nature. Cette théorie
est le chef d'oeuvre de Mill. Il n'y avait qu'un partisan aussi dévoué de
l'expérience qui pût faire la théorie de l'induction.
Qu'est-ce que l'induction? C'est l'opération «qui découvre et prouve des

propositions générales. C'est le procédé par lequel nous concluons que
ce qui est vrai de certains individus d'une classe est vrai de toute la
classe, ou que ce qui est vrai en certains temps, sera vrai en tout temps,
les circonstances étant pareilles.»[14] C'est le raisonnement par lequel,
ayant remarqué que Pierre, Jean et un nombre plus ou moins grand
d'hommes sont morts, nous concluons que tout homme mourra. Bref,
l'induction lie la mortalité et la qualité d'homme, c'est-à-dire deux faits
généraux ordinairement successifs, et déclare que le premier est la
cause du second.
Cela revient à dire que le cours de la nature est uniforme. Mais
l'induction ne part pas de cet axiome, elle y conduit; nous ne la
trouvons pas au commencement, mais à la fin de nos recherches.[15]
Au fond l'expérience ne présuppose rien hors d'elle-même. Nul principe
à priori ne vient l'autoriser ni la guider. Nous remarquons que cette
pierre est tombée, que ce charbon rouge nous a brûlés, que cet homme
est mort, et nous n'avons d'autre ressource pour induire que l'addition et
la comparaison de ces petits faits isolés et momentanés. Nous
apprenons par la simple pratique que le soleil éclaire, que les corps
tombent, que l'eau apaise la soif, et nous n'avons d'autre ressource pour
étendre ou contrôler ces inductions que d'autres inductions semblables.
Chaque remarque, comme chaque induction, tire sa valeur d'elle-même
et de ses voisines. C'est toujours l'expérience qui juge l'expérience, et
l'induction qui juge l'induction.
Le corps de nos vérités n'a point une âme différente de lui-même, qui
lui communique la vie; il subsiste par l'harmonie de toutes ses parties
prises ensemble et par la vitalité de chacune de ses parties prises à part.
Vous refuseriez de croire un voyageur qui vous dirait qu'il y a des
hommes dont la tète est au-dessous des épaules. Vous ne refuseriez pas
de croire un voyageur qui vous dirait qu'il y a des cygnes noirs. Et
cependant votre expérience de la chose est la même dans les deux cas;
vous n'avez jamais vu que des cygnes blancs, comme vous n'avez
jamais vu que des hommes ayant la tête au-dessus des épaules. D'où
vient donc que le second témoignage vous paraît plus croyable que le
premier? «Apparemment, parce qu'il y a moins de constance dans la
couleur des animaux que dans la structure générale de leurs parties

anatomiques. Mais comment savez-vous cela? Évidemment par
l'expérience.[16] Il est donc vrai que nous avons besoin de l'expérience
pour nous apprendre à quel degré, dans quels cas, dans quelles sortes de
cas, nous pouvons nous fier à l'expérience. L'expérience doit être
consultée pour apprendre d'elle dans quelles circonstances les
arguments qu'on tire d'elle sont solides. Nous n'avons point une
seconde pierre de touche d'après laquelle nous puissions vérifier
l'expérience; nous faisons de l'expérience la pierre de touche de
l'expérience.» Il n'y a qu'elle et elle est partout.
Considérons donc comment sans autre secours que le sien nous
pouvons former des propositions générales, particulièrement les plus
nombreuses et les plus importantes de toutes, celles qui joignent deux
événements successifs en disant que le premier est la cause du second.
Il y a là un grand mot, celui de cause. Pesez-le. Il porte dans son sein
toute une philosophie. De l'idée que vous y attachez, dépend toute votre
idée de la nature. Renouveler la notion de cause, c'est transformer la
pensée humaine; et vous allez voir comment Mill, avec Hume et M.
Comte, mais mieux que Hume et M. Comte, a transformé cette notion.
Qu'est-ce qu'une cause? Quand Mill dit que le contact du fer et de l'air
humide produit la rouille, ou que la chaleur dilate les corps, il ne parle
pas du lien mystérieux par lequel les métaphysiciens attachent la cause
à l'effet. Il ne s'occupe pas de la force intime et de la vertu génératrice
que certaines philosophies insèrent entre le producteur et le produit.
«La seule notion, dit-il[17], dont l'induction ait besoin à cet égard peut
être donnée par l'expérience. Nous apprenons par l'expérience qu'il y a
dans la nature un ordre de succession invariable, et que chaque fait y
est toujours précédé par un
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