Le petit chose | Page 9

Alphonse Daudet
entends-tu, dépêche! Tu ne m'appris rien que mon coeur n'e?t déjà deviné.
?C'était un pauvre?? me dit mon père en me regardant.
Je répondis sans rougir: ?C'était un pauvre?; et pour détourner les soup?ons, je repris ma place à la croisée.
J'y restai encore quelque temps, ne bougeant pas, ne parlant pas, serrant contre ma poitrine ce papier qui me br?lait.
Par moments, j'essayais de me raisonner, de me donner du courage, je me disais: ?Qu'en sais-tu? c'est peut-être une bonne nouvelle. Peut-être on écrit qu'il est guéri....? Mais, au fond, je sentais bien que ce n'était pas vrai, que je me mentais à moi-même, que la dépêche ne dirait pas qu'il était guéri.
Enfin, je me décidai à passer dans ma chambre pour savoir une bonne fois à quoi m'en tenir. Je sortis de la salle à manger, lentement, sans avoir l'air; mais quand je fus dans ma chambre, avec quelle rapidité fiévreuse, j'allumai ma lampe! Et comme mes mains tremblaient en ouvrant cette dépêche de mort! Et de quelles larmes br?lantes je l'arrosai, lorsque je l'eus ouverte!... Je la relus vingt fois, espérant toujours m'être trompé; mais, pauvre de moi! j'eus beau la lire et la relire, et la tourner dans tous les sens, je ne pus lui faire dire autre chose que ce qu'elle avait dit d'abord, ce que je savais bien qu'elle dirait:
?Il est mort! Priez pour lui!?
Combien de temps je restai là, debout, pleurant devant cette dépêche ouverte, je l'ignore. Je me souviens seulement que mes yeux me cuisaient beaucoup, et qu'avant de sortir de ma chambre je baignai mon visage longuement. Puis, je rentrai dans la salle à manger, tenant dans ma petite main crispée la dépêche trois fois maudite.
Et maintenant, qu'allais-je faire? Comment m'y prendre pour annoncer l'horrible nouvelle à mon père, et quel ridicule enfantillage m'avait poussé à la garder pour moi seul? Un peu plus t?t, un peu plus tard, est-ce qu'il ne l'aurait pas su? Quelle folie! Au moins, si j'étais allé droit à lui lorsque la dépêche était arrivée, nous l'aurions ouverte ensemble; à présent, tout serait dit.
Or, tandis que je me parlais à moi-même, je m'approchai de la table et je vins m'asseoir à c?té de M. Eyssette, juste à c?té de lui. Le pauvre homme avait fermé ses livres et, de la barbe de sa plume, s'amusait à chatouiller le museau blanc de Finet. Cela me serrait le coeur qu'il s'amusat ainsi. Je voyais sa bonne figure que la lampe éclairait à demi, s'animer et rire par moments; et j'avais envie de lui dire: ?Oh! non, ne riez pas; je vous en prie.?
Alors, comme je le regardais ainsi tristement avec ma dépêche à la main, M. Eyssette leva la tête. Nos regards se rencontrèrent, et je ne sais pas ce qu'il vit dans le mien, mais je sais que sa figure se décomposa tout à coup, qu'un grand cri jaillit de sa poitrine, qu'il me dit d'une voix à fendre l'ame: ?Il est mort, n'est-ce pas?? que la dépêche glissa de mes doigts, que je tombai dans ses bras en sanglotant, et que nous pleurames longuement, éperdus, dans les bras l'un de l'autre, tandis qu'à nos pieds Finet jouait avec la dépêche, l'horrible dépêche de mort, cause de toutes nos larmes.
écoutez, je ne mens pas: voilà longtemps que ces choses se sont passées, voilà longtemps qu'il dort dans la terre, mon cher abbé que j'aimais tant; eh bien, encore aujourd'hui, quand je re?ois une dépêche, je ne peux pas l'ouvrir sans un frisson de terreur. Il me semble que je vais lire qu'il est mort, et qu'il faut prier pour lui!

IV
LE CAHIER ROUGE
On trouve dans les vieux missels de na?ves enluminures, où la Dame des sept douleurs est représentée ayant sur chacune de ses joues une grande ride profonde, cicatrice divine que l'artiste a mise là pour nous dire: ?Regardez comme elle a pleuré!...? Cette ride--la ride des larmes--, je jure que je l'ai vue sur le visage amaigri de Mme Eyssette, lorsqu'elle revint à Lyon, après avoir enterré son fils.
Pauvre mère, depuis ce jour elle ne voulut plus sourire. Ses robes furent toujours noires, son visage toujours désolé. Dans ses vêtements comme dans son coeur, elle prit le grand deuil, et ne le quitta jamais... Du reste, rien de changé dans la maison Eyssette; ce fut un peu plus lugubre, voilà tout. Le curé de Saint-Nizier dit quelques messes pour le repos de l'ame de l'abbé. On tailla deux vêtements noirs pour les enfants dans une vieille roulière de leur père, et la vie, la triste vie recommen?a.
Il y avait déjà quelque temps que notre cher abbé était mort, lorsqu'un soir, à l'heure de nous coucher, je fus très étonné de voir Jacques fermer notre chambre à double tour, boucher soigneusement les rainures de la porte, et, cela fait, venir vers
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