la casse et les tonnerres; au fond, un très excellent homme, ayant seulement la main leste, le verbe haut et l'impérieux besoin de donner le tremblement à tout ce qui l'entourait. La mauvaise fortune, au lieu de l'abattre, l'exaspéra. Du soir au matin, ce fut une colère formidable qui, ne sachant à qui s'en prendre, s'attaquait à tout, au soleil, au mistral, à Jacques, à la vieille Annou, à la Révolution, oh! surtout à la Révolution!... A entendre mon père, vous auriez juré que cette révolution de 18--, qui nous avait mis à mal, était spécialement dirigée contre nous. Aussi, je vous prie de croire que les révolutionnaires n'étaient pas en odeur de sainteté dans la maison Eyssette. Dieu sait ce que nous avons dit de ces messieurs dans ce temps-là.... Encore aujourd'hui, quand le vieux papa Eyssette (que Dieu me le conserve!) sent venir son accès de goutte, il s'étend péniblement sur sa chaise longue, et nous l'entendons dire: ?Oh! ces révolutionnaires!...?
A l'époque dont je vous parle, M. Eyssette n'avait pas la goutte, et la douleur de se voir ruiné en avait fait un homme terrible que personne ne pouvait approcher. Il fallut le saigner deux fois en quinze jours. Autour de lui, chacun se taisait; on avait peur. A table, nous demandions du pain à voix basse. On n'osait pas même pleurer devant lui. Aussi, dès qu'il avait tourné les talons, ce n'était qu'un sanglot, d'un bout de la maison à l'autre; ma mère, la vieille Annou, mon frère Jacques et aussi mon grand frère l'abbé, lorsqu'il venait nous voir, tout le monde s'y mettait. Ma mère, cela se con?oit, pleurait de voir M. Eyssette malheureux; l'abbé et la vieille Annou pleuraient de voir pleurer Mme Eyssette; quant à Jacques, trop jeune encore pour comprendre nos malheurs--il avait à peine deux ans de plus que moi,--il pleurait par besoin, pour le plaisir.
Un singulier enfant que mon frère Jacques; en voilà un qui avait le don des larmes! D'aussi loin qu'il me souvienne, je le vois les yeux rouges et la joue ruisselante. Le soir, le matin, de jour, de nuit, en classe, à la maison, en promenade, il pleurait sans cesse, il pleurait partout. Quand on lui disait: ?Qu'as-tu?? il répondait en sanglotant: ?Je n'ai rien.? Et, le plus curieux, c'est qu'il n'avait rien. Il pleurait comme on se mouche, plus souvent, voilà tout. Quelquefois M. Eyssette, exaspéré, disait à ma mère: ?Cet enfant est ridicule, regardez-le... c'est un fleuve.? A quoi Mme Eyssette répondait de sa voix douce: ?Que veux-tu, mon ami? cela passera en grandissant; à son age, j'étais comme lui.? En attendant, Jacques grandissait; il grandissait beaucoup même, et cela ne lui passait pas. Tout au contraire, la singulière aptitude qu'avait cet étrange gar?on à répandre sans raison des averses de larmes allait chaque jour en augmentant. Aussi la désolation de nos parents lui fut une grande fortune.... C'est pour le coup qu'il s'en donna de sangloter à son aise, des journées entières, sans que personne v?nt lui dire: ?Qu'as-tu??
En somme, pour Jacques comme pour moi, notre ruine avait son joli c?té.
Pour ma part, j'étais très heureux. On ne s'occupait plus de moi. J'en profitais pour jouer tout le jour avec Rouget parmi les ateliers déserts, où nos pas sonnaient comme dans une église, et les grandes cours abandonnées, que l'herbe envahissait déjà. Ce jeune Rouget, fils du concierge Colombe, était un gros gar?on d'une douzaine d'années, fort comme un boeuf, dévoué comme un chien, bête comme une oie et remarquable surtout par une chevelure rouge, à laquelle il devait son surnom de Rouget. Seulement, je vais vous dire: Rouget, pour moi, n'était pas Rouget. Il était tour à tour mon fidèle Vendredi, une tribu de sauvages, un équipage révolté, tout ce qu'on voulait. Moi-même, en ce temps-là, je ne m'appelais pas Daniel Eyssette: j'étais cet homme singulier, vêtu de peaux de bêtes, dont on venait de me donner les aventures, master Crusoé lui-même. Douce folie! Le soir, après souper, je relisais mon Robinson, je l'apprenais par coeur; le jour, je le jouais, je le jouais avec rage, et tout ce qui m'entourait, je l'enr?lais dans ma comédie. La fabrique n'était plus la fabrique; c'était mon ?le déserte, oh! bien déserte. Les bassins jouaient le r?le d'Océan. Le jardin faisait une forêt vierge. Il y avait dans les platanes un tas de cigales qui étaient de la pièce et qui ne le savaient pas.
Rouget, lui non plus, ne se doutait guère de l'importance de son r?le. Si on lui avait demandé ce que c'était que Robinson, on l'aurait bien embarrassé; pourtant je dois dire qu'il tenait son emploi avec la plus grande conviction, et que, pour imiter le rugissement des sauvages, il n'y en avait pas comme lui. Où avait-il appris? Je l'ignore. Toujours est-il
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