Le petit chose | Page 9

Alphonse Daudet
faut signer.»
Il fallait signer! Je ne savais pas: c'était la première dépêche que je
recevais.
«Qui est là, Daniel?» me cria M. Eyssette; sa voix tremblait.
Je répondis:
«Rien! c'est un pauvre....» Et, faisant signe à l'homme de m'attendre, je
courus à ma chambre, je trempai ma plume dans l'encre, à tâtons, puis
je revins.
L'homme dit:
«Signez là.»

Le petit Chose signa d'une main tremblante, à la lueur des lampes de
l'escalier; ensuite il ferma la porte et rentra, tenant la dépêche cachée
sous sa blouse.
Oh! oui, je te tenais cachée sous ma blouse, dépêche de malheur! Je ne
voulais pas que M. Eyssette te vît; car d'avance je savais que tu venais
nous annoncer quelque chose de terrible, et lorsque je t'ouvris, tu ne
m'appris rien de nouveau, entends-tu, dépêche! Tu ne m'appris rien que
mon coeur n'eût déjà deviné.
«C'était un pauvre?» me dit mon père en me regardant.
Je répondis sans rougir: «C'était un pauvre»; et pour détourner les
soupçons, je repris ma place à la croisée.
J'y restai encore quelque temps, ne bougeant pas, ne parlant pas, serrant
contre ma poitrine ce papier qui me brûlait.
Par moments, j'essayais de me raisonner, de me donner du courage, je
me disais: «Qu'en sais-tu? c'est peut-être une bonne nouvelle. Peut-être
on écrit qu'il est guéri....» Mais, au fond, je sentais bien que ce n'était
pas vrai, que je me mentais à moi-même, que la dépêche ne dirait pas
qu'il était guéri.
Enfin, je me décidai à passer dans ma chambre pour savoir une bonne
fois à quoi m'en tenir. Je sortis de la salle à manger, lentement, sans
avoir l'air; mais quand je fus dans ma chambre, avec quelle rapidité
fiévreuse, j'allumai ma lampe! Et comme mes mains tremblaient en
ouvrant cette dépêche de mort! Et de quelles larmes brûlantes je
l'arrosai, lorsque je l'eus ouverte!... Je la relus vingt fois, espérant
toujours m'être trompé; mais, pauvre de moi! j'eus beau la lire et la
relire, et la tourner dans tous les sens, je ne pus lui faire dire autre chose
que ce qu'elle avait dit d'abord, ce que je savais bien qu'elle dirait:
«Il est mort! Priez pour lui!»
Combien de temps je restai là, debout, pleurant devant cette dépêche
ouverte, je l'ignore. Je me souviens seulement que mes yeux me

cuisaient beaucoup, et qu'avant de sortir de ma chambre je baignai mon
visage longuement. Puis, je rentrai dans la salle à manger, tenant dans
ma petite main crispée la dépêche trois fois maudite.
Et maintenant, qu'allais-je faire? Comment m'y prendre pour annoncer
l'horrible nouvelle à mon père, et quel ridicule enfantillage m'avait
poussé à la garder pour moi seul? Un peu plus tôt, un peu plus tard,
est-ce qu'il ne l'aurait pas su? Quelle folie! Au moins, si j'étais allé droit
à lui lorsque la dépêche était arrivée, nous l'aurions ouverte ensemble; à
présent, tout serait dit.
Or, tandis que je me parlais à moi-même, je m'approchai de la table et
je vins m'asseoir à côté de M. Eyssette, juste à côté de lui. Le pauvre
homme avait fermé ses livres et, de la barbe de sa plume, s'amusait à
chatouiller le museau blanc de Finet. Cela me serrait le coeur qu'il
s'amusât ainsi. Je voyais sa bonne figure que la lampe éclairait à demi,
s'animer et rire par moments; et j'avais envie de lui dire: «Oh! non, ne
riez pas; je vous en prie.»
Alors, comme je le regardais ainsi tristement avec ma dépêche à la
main, M. Eyssette leva la tête. Nos regards se rencontrèrent, et je ne
sais pas ce qu'il vit dans le mien, mais je sais que sa figure se
décomposa tout à coup, qu'un grand cri jaillit de sa poitrine, qu'il me dit
d'une voix à fendre l'âme: «Il est mort, n'est-ce pas?» que la dépêche
glissa de mes doigts, que je tombai dans ses bras en sanglotant, et que
nous pleurâmes longuement, éperdus, dans les bras l'un de l'autre,
tandis qu'à nos pieds Finet jouait avec la dépêche, l'horrible dépêche de
mort, cause de toutes nos larmes.
Écoutez, je ne mens pas: voilà longtemps que ces choses se sont
passées, voilà longtemps qu'il dort dans la terre, mon cher abbé que
j'aimais tant; eh bien, encore aujourd'hui, quand je reçois une dépêche,
je ne peux pas l'ouvrir sans un frisson de terreur. Il me semble que je
vais lire qu'il est mort, et qu'il faut prier pour lui!

IV

LE CAHIER ROUGE
On trouve dans les vieux missels de naïves enluminures, où la Dame
des sept douleurs est représentée ayant sur chacune de ses joues une
grande ride profonde, cicatrice divine que l'artiste a mise là pour nous
dire: «Regardez comme elle a pleuré!...» Cette ride--la ride des larmes--,
je jure que je l'ai vue sur le visage
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